L'archipel des hérétiques
trouver asile.
La yole du Batavia, qui était le plus petit des
deux canots du bâtiment et qui convenait parfaitement pour une telle mission,
avait été mise à la mer avant le point du jour. Vers les 7 heures, Jacobsz y
prit place, escorté de quelques-uns de ses meilleurs matelots, et partit
explorer l'archipel. Ils revinrent deux heures plus tard, avec des nouvelles
rassurantes : ils avaient visité plusieurs de ces bancs de corail et, à
première vue, aucun ne serait immergé à marée haute.
Ce qui signifiait que les passagers et l'équipage du Batavia avaient de bonnes chances d'être sauvés, temporairement du moins.
Mais Pelsaert se trouvait désormais confronté à un dilemme. Il savait que la
VOC se montrait intraitable envers ceux de ses serviteurs qui, faute de chance
ou de vigilance, avaient eu le malheur de perdre ses biens. Aux yeux de ses
employeurs, son devoir était de s'employer avant tout à sauver la cargaison, la
vie des passagers et de l'équipage ne venant qu'en second, lorsque l'argent et
les objets les plus précieux seraient en lieu sûr. Mais ce plan d'action
péchait par son manque de réalisme : en admettant qu'il réussisse à garder les
matelots sous contrôle, il était difficile d'imaginer que les soldats et les
civils terrifiés qui se bousculaient à bord se résigneraient à attendre dans le
calme que les chaloupes aient fini de transporter sur les îles les caisses
d'objets précieux et les coffres pleins d'argent. Le subrécargue opta donc pour
un raisonnable compromis :
« Vu les lamentations des femmes, des enfants, des malades
et des hommes de faible tempérament, nota-t-il diligemment à l'intention de ses
maîtres, nous avons décidé de débarquer d'abord les personnes, tout en amenant
sur le pont l'argent et les biens les plus précieux. »
C'était sagement jugé. À 10 heures, avant même que la
première cargaison de rescapés ait pu prendre la mer, la coque du Batavia ,
soumise à de trop fortes tensions, céda sous les coups répétés du ressac et
s'ouvrit au-dessous de la ligne de flottaison, livrant passage à des
tourbillons d'eau qui envahirent la cale. La brèche était si large que les
calfateurs et les charpentiers du bord durent battre en retraite devant la
montée du flot. Une bonne partie des vivres sombrèrent irrémédiablement et ce
ne fut qu'au prix de considérables difficultés qu'on parvint à mettre en lieu
sûr quelques barils de vivres et d'eau potable.
Le spectacle des ballots et des marchandises flottant dans
la cale submergée eut raison des derniers espoirs des survivants, qui se
ruèrent vers le pont principal, fermement décidés à quitter le navire. Ils
vinrent s'agglutiner le long du bastingage, jouant des coudes pour s'assurer
les meilleures positions. À l'époque, il n'existait pas d'ordre institué pour
évacuer un navire en péril l7 . La loi du plus fort prévalait, et les
chaloupes étaient prises d'assaut par les hommes les plus robustes, qui
laissaient derrière eux femmes, enfants et officiers supérieurs de la VOC.
Quelques naufragés sautèrent par-dessus bord pour tenter de rejoindre le rivage
à la nage. Tous disparurent dans les vagues déchaînées 18 .
Ariaen Jacobsz et ses matelots travaillèrent tout le jour
sans dételer. A elles deux, les chaloupes du Batavia ne pouvaient transporter
plus d'une soixantaine de personnes par voyage et les conditions de travail
étaient des plus difficiles. Transborder des passagers massés sur un pont
dangereusement incliné vers une chaloupe ballottée par la houle est une
opération périlleuse, exigeant du temps et de la patience. Il suffisait d'un
moment d'inattention ou d'une erreur d'appréciation pour que l'embarcation fut
précipitée contre la coque de l'épave, et réduite en miettes. Une fois les
passagers installés à bord de la chaloupe, restait encore à leur faire franchir
un bon kilomètre à la rame, le long du chenal d'eau profonde, avant de les
débarquer sur la terre ferme.
Les marins les emmenèrent sur le plus proche des îlots que
le capitaine avait découvert le matin même. Ce minuscule banc, constitué de
débris de corail et long de cent soixante-quinze mètres, n'offrait aucun abri
contre le vent glacé. Quatre autres cargaisons de rescapés y abordèrent dans
l'après-midi. Ils firent de leur mieux pour s'y installer, mais le sol de
l'îlot était à la fois dur, sec et plat comme la main. On y manquait de tout :
d'eau comme de vivres, bien sûr,
Weitere Kostenlose Bücher