L'archipel des hérétiques
mais aussi de la moindre étendue de sable sur
laquelle on pût se reposer. Et pas un creux où trouver refuge. L'un dans
l'autre, cette île n'avait pas grand-chose pour elle.
A la tombée de la nuit, les opérations de sauvetage n'en
étaient qu'à la moitié. Cent quatre-vingts personnes avaient été débarquées.
Mais les parents se trouvaient séparés de leurs enfants, et les maris de leurs
femmes. La première des urgences était d'entasser autant de rescapés que
possible dans les chaloupes. Les malheureux qui prirent pied sur l'île se
trouvèrent pratiquement dépourvus de tout. Jacobsz et ses marins avaient réussi
à décharger quelque soixante-quinze litres d'eau à peine potable, une douzaine
de barils de pain sec 19 et, cédant aux instances du subrécargue, une
cassette contenant les plus précieux des objets destinés aux échanges
commerciaux - des pierres précieuses, des pièces d'orfèvrerie et de joaillerie
qui auraient rapporté soixante mille florins aux Indes, soit un peu plus d'un
million de nos dollars actuels 20 . Mais, sur les récifs, ce fabuleux
trésor ne valait pas un clou. Des couvertures et de la toile de bâche auraient
été immensément plus utiles.
Au coucher du soleil, comme il revenait sur le Batavia, Jacobsz prit Pelsaert à part et le pressa de rejoindre les rescapés sur l'île,
où était sa place.
— Cela ne nous avancera guère de sauver d'autres barils de
pain et d'eau, lui fit-il remarquer, car à l'heure où je vous parle, sur l'île,
c'est à qui boira et mangera le plus. J'ai essayé de l'interdire, mais peine
perdue. C'est à vous d'aller y mettre bon ordre.
Douze coffres d'argent attendaient toujours sur le pont,
mais Pelsaert savait qu'il n'y avait pratiquement plus d'espoir de récupérer
d'autres barils d'eau ou de vivres. Il s'embarqua précipitamment dans la yole
avec Jacobsz pour se rendre sur l'îlot, avec l'intention d'y instituer un
système de rationnement avant de revenir chercher les coffres sur le Batavia. Mais à peine eurent-ils parcouru quelques encablures, qu'un
violent grain éclata, forçant la petite chaloupe à chercher refuge derrière la
barrière de récifs. Les bourrasques soulevaient les vagues et l'épave du navire
se trouva à nouveau engloutie dans un nuage d'écume et d'embruns. A l'évidence,
mieux valait renoncer à y retourner avant l'aube. La petite chaloupe ne put
gagner l'îlot qu'à grand-peine. Là-bas, ils retrouvèrent les rescapés qui
s'apprêtaient à y finir la nuit. Sur le banc de corail, les conditions étaient
atroces. Malgré leur épuisement, les rescapés eurent du mal à trouver le
sommeil, sur cet inconfortable matelas dont les griffes leur lacéraient le dos.
Le sort de ceux qui étaient restés à bord n'était guère
plus enviable. Quelque cent vingt personnes demeuraient bloquées sur l'épave.
Ceux qui étaient sur le pont, exposés au vent et à la pluie glacée, risquaient
de mourir frigorifiés, et dans les entrailles du bâtiment, en l'absence du
subrécargue et du capitaine, la situation avait rapidement dégénéré. Car
lorsque la coque s'était ouverte, tous les membres de l'équipage ne s'étaient
pas rués vers le pont. Certains, sans doute persuadés d'être déjà des hommes
morts, avaient préféré forcer les portes des réserves de l'entrepont des canons
et s'abrutir d'alcool parmi les barriques 21 . L'un d'eux, Allert
Janssen, un canonnier originaire de la cité d'Assendelft, en Hollande
septentrionale, allait pénétrer dans la cabine où les officiers conservaient
leurs réserves personnelles de vins fins et de spiritueux, lorsqu'il se vit
barrer la route par Lucas Gerritsz, le second du maître d'hôtel. Dans des
circonstances ordinaires, la seule présence du canonnier à la poupe, à
proximité immédiate des quartiers des officiers, eût été en soi une offense
grave, passible du fouet. Mais, à présent, les circonstances n'avaient plus
grand-chose d'ordinaire. Janssen sortit un couteau dont il lacéra le dos de
Gerritsz, en vociférant :
— Dehors, les chiens de garde ! Vous avez assez longtemps
fait la loi, ici ! Maintenant, c'est mon tour !
L'assistant du maître d'hôtel prit la fuite, abandonnant
la réserve d'alcool. Quelques-uns des camarades du canonnier s'empressèrent de
venir lui prêter main-forte pour goûter les vins et les liqueurs. N'ayant pas
bu une goutte d'alcool depuis plusieurs mois, ces hommes furent vite et
dangereusement pris de boisson.
Sous la
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