L'archipel des hérétiques
était plus mauvais que s'il s'était trouvé
métamorphosé en tigre. »
Francisco Pelsaert.
Jusque-là, l'idée de s'embarquer pour Java ne serait
jamais venue à Jeronimus. Il n'était ni marin ni marchand de profession, et
aucun lien particulier ne l'attachait à l'Orient. C'était en fait un homme
raffiné et cultivé, évoluant avec aisance dans la meilleure société des
Provinces-Unies. Chez lui, aux Pays-Bas, son statut social était plus élevé que
celui de tous les autres occupants du Batavia , son propre supérieur
hiérarchique y compris. En fait, de toute sa courte vie - il avait une
trentaine d'années, lorsqu'il partit pour les Indes -, il n'avait jamais eu la
moindre raison de s'acoquiner avec ce que les Hollandais appelaient la grauw : la plèbe, la lie des gueux et du gibier de potence qui peuplaient les
bas-fonds de Haarlem ou d'Amsterdam. Mais à présent, il avait au moins un point
commun avec la racaille et les ivrognes qui se trouvaient comme lui bloqués sur
l'épave du Batavia. C'était un homme désespéré.
Au xvii c siècle, on ne
s'embarquait généralement pas pour l'Orient de son plein gré. Les plantations
d'épices de l'archipel indonésien étaient certes source d'une inimaginable
richesse, mais ceux qui en profitaient n'étaient ni les marins, ni les
marchands qui partaient risquer leur vie sur la route des Indes, mais les
riches armateurs et négociants d'Amsterdam, de Middelburg, de Delft, de Hoorn
ou d'Enkhuizen, ces marchands cousus d'or qui attendaient paisiblement le
retour de leurs navires sur le sol national. Pour le commun de son personnel
commercial et pour ses matelots, s'engager au service de la VOC présentait
assurément quelques avantages et quelques occasions de bénéficier du commerce
des épices, mais c'était aussi et surtout risquer une mort prématurée, en
s'exposant aux naufrages, aux épidémies, aux fièvres de toute sorte, à la
malnutrition et à la violence. L'espérance de vie d'un marchand aux Indes était
d'à peine trois ans, et de tous ceux qui s'embarquèrent sur les bâtiments de la
VOC durant toute l'existence de la Compagnie (soit plus d'un million de
personnes), moins d'un tiers revirent le sol natal
Une infime fraction de ce million parvint à s'établir aux
Indes et à y survivre. La plupart des décès étaient dus au climat et aux
conditions de vie dans les comptoirs orientaux de la VOC. La dysenterie était
le plus redoutable des fléaux, mais il fallait aussi compter avec les fièvres
et les épidémies de peste. On périssait beaucoup en mer ou au combat, lors des
guerres avec les populations locales, et une partie non négligeable de la
population succombait entre les mains des autorités hollandaises, qui ne
plaisantaient pas avec la discipline. Bref, un homme qui partait pour Java,
comme Jeronimus, avait nettement plus de chances d'y trouver la mort, que d'en
revenir les poches pleines.
Dans ces conditions, on comprend aisément que, durant
toute l'histoire de la VOC, les hommes qui s'embarquaient sur les indiaman de la Compagnie aient été décrits comme la lie de la lie. Selon la rumeur
publique, la Jan Compagnie était « le refuge rêvé pour tous les chenapans,
enfants gâtés et acculés à la ruine, proscrits, fraudeurs, receleurs, gérants
ou locataires en fuite, indicateurs de police et canailles du même acabit 2 ». Ses matelots comme ses soldats étaient des hommes violents, emportés, des
irresponsables qui auraient été incapables de tenir tout autre emploi. Quant à
ses commis, c'étaient soit des hommes ruinés et criblés de dettes, soit des
étudiants sans le sou, prêts à prendre tous les risques en échange de cette
maigre chance de se refaire une fortune.
Cornelisz relevait de cette dernière catégorie : il
n'avait plus que sa vie à risquer, à la loterie de la route des Indes. Il avait
tout perdu, sa famille comme sa boutique, et il était peut-être recherché pour
ses convictions suspectes - mais il avait largement contribué à faire son
propre malheur.
Il était originaire de Frise 3 , l'une des plus
septentrionales et les plus isolées des Provinces-Unies. C'était une région à
forte prédominance rurale, si bien protégée par une barrière naturelle de
tourbières, de lacs et de marais que seuls les voyageurs les plus endurants s'y
aventuraient par la route. Lorsqu'on parvenait à se frayer un chemin le long
des pistes de boue à peine carrossables qui y menaient, on se retrouvait dans
une
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