L'archipel des hérétiques
mois
plus tôt pour son voyage inaugural, et faisait route vers la colonie
hollandaise de Java. Il lui restait encore quelque trente jours de mer avant
d'arriver à destination. Dans la phosphorescence de son sillage, s'étiraient
vingt et un mille kilomètres de mer et, devant le lion sculpté de sa proue,
l'attendaient encore vingt-neuf mille kilomètres d'océan, mal représentés par
les cartographes de l'époque et quasi inexplorés. En ce début du XVIIe siècle,
seuls quelques rares vaisseaux européens s'étaient risqués dans cette région du
globe. Qu'est-ce qui se cachait derrière l'horizon ? Que recelaient ces
immenses espaces vierges qui s'étendaient vers le sud, au-delà des mers connues
qui baignaient les rivages indiens ? Rumeurs et spéculations allaient bon
train, dans les rangs des cartographes anglais, espagnols et néerlandais, mais
les véritables informations étaient rares, concernant la fameuse Terra
Australis
Incognito, et le peu qu'on en savait, incertain. De
ces régions inexplorées, les cartes ne donnaient qu'une représentation
fragmentaire, peu fiable et difficilement utilisable par les navigateurs.
Le lourd navire marchand allait donc à l'aveuglette dans
la nuit, s'en remettant à la grâce de Dieu et à l'intuition de son capitaine,
tandis que dans le sablier s'égrenaient les dernières minutes d'avant minuit,
heure de la relève du quart.
Le Batavia avait quitté Amsterdam flambant neuf,
mais après ces sept mois de mer, il avait déjà pris une certaine patine. Ses
boiseries sculptées, peintes en vert pâle rehaussé de rouge et d'or, étaient à
présent éraflées, et érodées par le sel. Sa carène, que ses charpentiers
avaient naguère parfaitement polie et lustrée, disparaissait désormais sous une
couche d'algues et de coquillages qui le ralentissait dans sa progression vers
le nord. Quant à sa coque de chêne, elle avait été soumise à des températures
si extrêmes qu'elle gémissait à présent sous la pression des vagues. Sa quille
et sa membrure s'étaient d'abord rétractées dans les mers septentrionales,
lorsque le bâtiment avait quitté Amsterdam, à la fin du mois d'octobre
précédent, pour affronter les eaux de la mer du Nord, déjà houleuses et froides.
Puis, tandis que le Batavia obliquait vers l'ouest au large de la Sierra
Leone, en direction du Brésil, sa charpente avait eu tout le temps de se
dilater à nouveau, sous le soleil équatorial des côtes d'Afrique. Il se
trouvait à mi-chemin de l'Amérique du Sud lorsqu'il avait enfin mis le cap à
l'est, à la faveur d'un fort courant qui l'avait porté vers le cap de
Bonne-Espérance. Après quoi, les vents d'est lui avaient fait franchir les
Quarantièmes Rugissants, et la majeure partie de l'océan Indien, où régnait à
nouveau l'hiver. Les vents violents qui soufflaient sans discontinuer dans
cette partie du globe l'avaient poussé à toute allure, d'abord à travers le
détroit séparant les deux îles désertiques de Saint-Paul et d'Amsterdam puis,
toujours vers l'est, vers les eaux inconnues où il naviguait à présent.
Au moins la température s'était-elle adoucie. Comme le
bâtiment remontait vers le nord, après plus de sept longs mois de mer, les
ouragans avaient donné quelques signes d'essoufflement. Mais les sempiternels
inconvénients du voyage, eux, n'avaient fait qu'empirer. Les réserves de
nourriture fraîche étaient depuis longtemps épuisées. Les barils d'eau
grouillaient de larves. Dans les entreponts flottaient des relents d'urine, de
crasse et de vieille sueur. Et que dire de la lancinante monotonie de ces
journées qui traînaient en longueur et de leurs effets dévastateurs sur le
moral des passagers, comme sur l'efficacité de l'équipage...
A minuit, on relevait l'équipe de quart Cette partie de la
nuit était reconnue comme la plus dangereuse. De minuit à l'aube, les
conditions de travail étaient les pires et on ne pouvait s'en remettre
totalement à la vigilance de l'équipe de quart. L'usage voulait donc que le
capitaine reste sur le pont pendant la nuit. Lorsque les derniers grains
s'écoulèrent dans le sablier, une petite porte s'ouvrit dans l'un des ponts
supérieurs, lui livrant passage.
Le capitaine d'un retourschip hollandais régnait en
maître presque absolu sur son royaume flottant. Il dirigeait un bâtiment dont
la construction avait coûté cent mille florins et dont la cargaison, destinée
au commerce avec les Indes, rapporterait à ses
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