L'archipel des hérétiques
d'autrui. Il était hautement irréaliste
d'attendre une autre conduite de la part des marins de la VOC. Ils ne feraient
nullement exception à la règle et aucun ne se porterait volontaire pour aller
secourir leurs camarades de la grande île, s'il y avait le moindre risque pour
que, là-bas, les rescapés s'emparent du bateau.
— Ils vous retiendront prisonnier et vous le regretterez
amèrement, conclut le capitaine. D'ailleurs, personne n'acceptera de s'y rendre
avec vous.
À la grande surprise des marins, le subrécargue persista
tout de même dans son projet. Jan Evertsz, le premier maître, et six de ses
hommes finirent par se laisser convaincre d'emmener Pelsaert dans la yole. Mais
les matelots restaient sur leurs gardes. Ils précisèrent qu'ils feraient
immédiatement demi-tour, si Pelsaert mettait pied à terre et si les rescapés de
l'île tentaient de le retenir contre son gré. Mais les choses n'en vinrent pas
là. Comme ils approchaient du Cimetière du Batavia , ils aperçurent une
foule compacte, rassemblée sur la plage, et Evertsz fut pris d'une soudaine
appréhension. Lorsque le subrécargue s'apprêta à sauter dans l'eau des
hauts-fonds, chargé de son baril, le maître d'équipage le retint fermement dans
la yole et les hommes s'éloignèrent à toutes rames, tandis que s'élevaient au
loin les cris furieux de ceux qu'ils abandonnaient à leur sort.
L'incident fit vaciller la détermination de Pelsaert. Le
lendemain matin, au lieu de renouveler sa tenta-tive, il accompagna le groupe
des marins qui partirent en éclaireurs dans l'archipel, dans l'espoir d'y
découvrir un point d'eau. Ils parcoururent cette fois plusieurs kilomètres vers
le nord, en direction des deux grandes îles que le subrécargue avait repérées
depuis l'épave. Ils creusèrent en divers points, mais ne trouvèrent que
quelques flaques d'eau saumâtre laissées par les dernières pluies dans les
rochers du rivage. Pour Pelsaert comme pour Jacobsz, c'était leurs derniers
espoirs qui s'envolaient. Il semblait désormais établi qu'il n'y avait pas
d'eau potable sur aucune des îles de l'archipel. Et, à présent que les orages
qui les avaient harcelés pendant la nuit du naufrage s'étaient essoufflés, rien
ne laissait espérer que la pluie reviendrait de sitôt.
Dès le lendemain, ils entreprirent de surélever les lisses
de la grande chaloupe, en vue d'un long trajet en pleine mer. Tandis qu'ils y
travaillaient, la yole du Batavia , que Pelsaert avait envoyée vers
l'épave, apparut à l'horizon. Elle ramenait à son bord onze hommes dont un
officier du nom de Gillis Fransz. La grande chaloupe était la plus sûre des
deux embarcations. Elle pouvait transporter une quarantaine de personnes avec
un confort relatif. Fransz et ses hommes étaient de bons marins et, lorsqu'ils
demandèrent de faire partie du voyage, leur requête fut aussitôt acceptée.
Pelsaert et Jacobsz appareillèrent quatre jours après le
naufrage. Ils laissaient derrière eux, sur le Cimetière du Batavia , près
de deux cents rescapés assoiffés et soixante-dix autres, toujours bloqués sur
l'épave. Un meilleur chef, plus brave et plus charismatique, eût peut-être
choisi de partager le sort de ses hommes. De fait, Pelsaert regretta par la
suite de n'être pas resté dans l'archipel, pour venir en aide aux naufragés du Batavia :
« Ayant échoué à trouver de l'eau, il eût été plus
courageux et plus honnête de rester mourir avec eux, que de leur survivre avec
un tel regret au cœur 25 », écrivit-il par la suite. Mais les marins
étaient bien résolus à quitter l'archipel et le subrécargue finit par opter à
son tour pour la survie. Au matin du 8 juin, il se joignit aux matelots et aux
passagers privilégiés de la grande chaloupe. Ils étaient en tout quarante-huit,
dont deux femmes et un nourrisson. Emmenant la yole en remorque, ils levèrent l'ancre,
hissèrent la voile et partirent vers le nord.
Comme la chaloupe s'éloignait, Pelsaert jeta un dernier
regard vers le croissant d'écume qui trahissait la présence des brisants, et
vers la carcasse torturée sur laquelle il régnait naguère. Dans ses flancs
sévissaient une poignée des pires canailles, assassins, ivrognes et têtes
brûlées qui aient jamais écumé les bas-fonds d'Amsterdam - avec, à leur tête,
un officier supérieur de la VOC : son propre adjoint, l'officier de plus haut
grade, après lui-même.
Un certain Jeronimus Comelisz.
1. L'hérétique
« Il
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