L'archipel des hérétiques
s'acharnait contre eux.
Loin de monter sous la quille, l'eau baissait. Ils voyaient peu à peu émerger
entre les vagues les contours acérés du récif environnant. Et, avant longtemps,
les occupants du Batavia se trouvèrent cernés sur trois côtés d'une
houle furieuse qui venait se briser en écumant sur les griffes du corail. Avec
le lent retrait des eaux, la coque se mit à racler et à marteler le fond
d'autant plus violemment. Il devenait à présent impossible de marcher, ou même
de se tenir debout sur le pont. On dut abandonner les manœuvres de sauvetage.
Réduits à l'impuissance, l'équipage et les passagers ne pouvaient désormais
plus qu'attendre, frileusement agglutinés en petits groupes, l'oreille tendue
vers les affreux hurlements de la coque martyrisée.
Les indiaman hollandais étaient des bâtiments
robustes 14 . Les madriers de leur charpente étaient deux fois plus
massifs que ceux des navires de commerce ordinaires - mais ils n'étaient pas
conçus pour résister à d'énormes déferlantes, échoués sur un récif de corail.
Le fond de leur coque, en particulier, ne pouvait supporter le poids énorme du
grand mât. Cette masse de soixante mètres de pin de Scandinavie pesait au bas
mot dans les quinze tonnes, avec ses cordages, ses voiles et ses gréements. Il
était planté dans les entrailles du bateau et traversait les quatre ponts
successifs pour venir reposer directement sur la quille. Maintenant que le
navire était pratiquement hors d'eau, le flux de la houle soulevait sa coque
six ou sept fois par minute, pour la laisser lourdement retomber contre le
corail à chaque reflux. Le grand mât se trouvait donc transformé en un
gigantesque bélier vertical, martelant la quille de tout son poids. Il menaçait
d'éventrer le fond de la coque.
Privé de son grand mât, le Batavia deviendrait
quasiment ingouvernable, mais s'il le gardait, il avait toutes les chances
d'être défoncé et de sombrer sur-le-champ. Il fallait impérativement faire
cesser les coups de boutoir qu'il imprimait à la coque. C'était le seul moyen
de sauver le navire. Peu après, Jacobsz dut donc donner l'ordre d'abattre le
grand mât.
Une telle mutilation avait des implications si graves, au
temps de la marine à voile, que, selon l'usage, le premier coup de hache devait
être porté par le capitaine lui-même. En signe de totale acceptation des
conséquences de son acte, Jacobsz donna donc le premier coup, puis d'autres
vinrent lui prêter main-forte, pour sectionner le mât à sa base, au niveau du
pont principal. Mais, dans leur hâte, ils durent mal calculer la trajectoire de
chute, car au lieu de s'écrouler par-dessus bord, en direction de l'eau,
l'énorme colonne de bois, alourdie de ses vergues et de ses gréements,
s'écroula sur le navire lui-même. Elle écrasa les lisses et le pont, et vint
s'empêtrer dans le matériel qui s'y trouvait, causant d'énormes dommages.
Par miracle, il n'y eut aucune victime, pas même un blessé
- mais tous les présents, horrifiés, prenaient désormais la mesure de leur
malheur : le mât était intransportable et ils voyaient s'envoler leur dernière
chance de sauver le navire. Leur seul espoir était désormais de trouver à
proximité un morceau de terre ferme qui ne serait pas recouvert par les vagues,
lorsque la marée remonterait.
Le subrécargue escalada la poupe et scruta l'horizon vers
le nord. Maintenant que la mer s'était retirée, il découvrait les alentours.
Ils avaient heurté l'extrémité sud d'une gigantesque barrière de récifs en
forme de croissant. Une ligne de brisants s'étirait sur plus de trois kilomètres
vers l'est, et au nord-ouest, sur un kilomètre et demi. Mais au loin, il
aperçut des îles 15 .
Une dizaine de kilomètres les séparaient de la plus grande 16 ,
ainsi que de quelques autres qui lui paru-rent présenter quelque intérêt. Mais
à moindre distance, il voyait affleurer plusieurs bancs de corail. Il en compta
trois au nord-ouest et au moins un autre, vers l'est. Ce dernier îlot était
complètement cerné par d'énormes vagues, et il semblait périlleux d'y accoster,
mais moins d'un kilomètre à l'ouest de leur position, la barrière de récifs
s'interrompait sur près de deux kilomètres, pour laisser passer un chenal qui
menait au cœur du mystérieux archipel. Avec un minimum de précaution, les
chaloupes du Batavia parviendraient à franchir ces récifs, et l'on
pourrait débarquer sur ces îlots, dans l'espoir d'y
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