L'Art Médiéval
révéla à ceux
qui vinrent cent ans après lui le langage des formes, c’est un peu
à la façon dont Phidias peut le révéler encore à ceux qui l’aiment
suffisamment pour se refuser à le suivre. Guido, Cimabue, Duccio
même, le noble Siennois qui retrouva dans la tradition byzantine
l’âme réelle de la Grèce et traduisit humainement pour la première
fois le drame de la Passion, n’avaient pu défoncer la gangue
hiératique que les peintres de Ravenne et les mosaïstes envoyés par
Constantinople proposaient à leurs désirs. Avec Giotto le
mouvement, la vie, l’intelligence, le grand calme architectural,
tout envahit les formes à la fois. Parce qu’il arrivait presque le
premier, il disposa de moyens réduits, mais il sut traduire avec
eux une conception du monde et de la vie tout à fait mûre. La seule
expression que son temps lui permît d’en donner, il la donna
complète, et consciente, avec la liberté et la sobriété des hommes
qui portent en eux une de ces minutes décisives que l’humanité met
parfois plusieurs siècles à conquérir. Il fut de ceux après
lesquels la dissociation et l’analyse doivent fatalement
recommencer. L’Italie renaissante est séparée de lui par un abîme
et il faudra attendre Raphaël pour que s’ébauche et Rubens pour que
s’effectue avec l’esprit moderne, la synthèse que fit Giotto avec
l’esprit médiéval.
Il eut ce génie symbolique que le Moyen Âge
chrétien imposait à ses poètes comme la nature elle-même impose aux
cultivateurs le rythme de ses saisons. Puisque la vie, pour eux,
symbolisait l’idée divine, ils ne pouvaient rencontrer le symbole
que dans la matière de la vie passionnément aimée et passionnément
étudiée pour ce qu’elle contient et révèle. Le symbole venait à lui
dans les attitudes des hommes, dans l’humble mouvement au ras du
sol des bêtes qui broutaient et voletaient, dans le prodigieux
tapis bleu que le jour étendait dans l’espace, dans les feux
innombrables que la nuit y révélait. Bien qu’il n’eût en lui que
les forces virtuelles accumulées par les besoins non satisfaits des
hommes disparus, bien qu’à peu près personne avant lui n’eût
regardé vivre la forme, il sut tout de suite voir que tous nos
désirs et tous nos rêves, et tout ce qui est divin en nous, tout
nous vient de nos rencontres avec elle, des sites gracieux et rudes
au milieu desquels nous avons vécu, des corps majestueux que nous
avons vus s’incliner pour les pleurs ou se relever pour
l’espérance, des mains qui supplient ou qui s’ouvrent ou écartent
de longs cheveux sur des visages attentifs ou douloureux ou graves.
Il en eut un sens si pur que l’image qu’il en fait vivre sur les
murs d’Assise et de Padoue passe directement en nous ainsi qu’une
action vivante, sans que nous ayons eu le temps de nous apercevoir
que ce n’est là, au sens propre du mot, ni de la sculpture, puisque
les profils et les groupes, disposés sculpturalement, sont projetés
sur une surface peinte, ni de la peinture, puisque le rôle des
valeurs, des reflets et des passages y est à peine soupçonné. Cette
forme rudimentaire est traversée d’un éclair d’âme qui la dresse
d’un seul coup.
Il fut à lui tout seul en Italie ce
christianisme populaire qui poussait à cette époque en champs
touffus dans la sensibilité des foules françaises. Il sentit comme
elles sans effort, pour l’exprimer dans ce langage à la fois
intellectuel et sentimental que sa race et son ciel pouvaient
seulement lui dicter, ce qui correspondait à tous les hommes dans
la naissance et la vie et la mort d’un homme que les misérables
avaient laissé diviniser pour se mieux reconnaître en lui. Il
retrouva dans l’ingénuité de son cœur le plus haut drame humain. Et
comme il ne voyait, dans les gestes de ses acteurs, que leur
direction essentielle, il les fit plus directs, plus justes et plus
vrais pour révéler ce drame aux hommes qui désormais n’auraient
plus qu’à laisser retomber leurs paupières pour le sentir vivant en
eux.
Il nous envahit doucement par ondes calmes et
qui ne cessent pas et nous suivons, comme une feuille abandonnée
aux grandes eaux d’un fleuve, en dedans des hommes et des femmes,
une irrésistible douceur qui les prosterne autour du héros mort,
coule dans leurs mains pour soutenir sa tête exsangue, ses pieds
brisés, ses bras, et se répand ainsi qu’une lumière égale dans la
terre et le ciel qui
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