L'Art Médiéval
concentre, le monde féodal expulsé
des campagnes, l’architecte italien se retrouve, comme se
retrouvait l’architecte romain dès qu’il fallait ouvrir des routes,
bâtir des cirques, des thermes, des aqueducs. Il rentre chez lui,
et l’affirme. Du coup il devient fort, sobre, précis, définitif. On
dirait que la grande dalle sur qui vont les promeneurs et que leur
sang rougit les jours d’émeute, se redresse droit vers le ciel,
perpendiculaire à la rue. Les palais farouches se suivent, presque
pleins, comme des blocs, sans un autre ornement que les poings
d’airain sortant des murailles pour y attacher les chevaux. À leur
jaillissement du sol, leur élan est un peu oblique, il se cambre en
arrière, comme une échine d’archer. Plus haut, il devient vertical.
Au sommet, il s’incline en avant, comme des épaules carrées d’où
les bras cuirassés vont lâcher le plomb et le fer. Ainsi la façade
entière est concave, impossible à escalader. Et deux murs
hermétiques, de chaque côté de la rue, se défient et se menacent,
sinistre mélodie de pierre inscrite dans la certitude de sa
fonction positive comme un théorème de géométrie dans la fonction
logique du cerveau. Ces cubes crénelés que domine une tour carrée,
ces murs tout à fait nus percés d’étroites fenêtres jumelles que
sépare une colonnette raide comme un pieu de fer, ces durs profils
de hache montant des ruelles dallées de Sienne, de Pérouse, de
Volterre, de Florence, de Mantoue, ne restent jamais
qu’entrouverts. Quand les gonfaloniers déploient sur la place
publique la bannière des confréries, les portes de bronze se
ferment à l’insurrection populaire. La guerre civile ne cesse pas.
Deux plumes différentes au chaperon, un regard, un geste, la dague
saute du fourreau. Le tocsin sonne, on s’embusque aux carrefours,
on se poursuit dans les rues voûtées, on s’égorge dans les églises,
les maisons fortifiées versent sur le tumulte l’huile et la poix
bouillantes. Là est l’Italie, et pas ailleurs. Quand l’illustre
Brunelleschi, en plein XV e siècle, construisait le
palais Pitti, entassant deux étages nus sur des blocs à peine
dégrossis, quand, après son voyage à Rome, il rompait avec
l’architecture française défigurée pour revenir à l’art positif des
ancêtres et abandonnait le lyrisme factice des architectes
religieux de son pays pour dresser, sur ses huit nervures de
pierre, le dôme qui s’enlève au-dessus des toits de Florence d’un
si fort et si dur élan, il accomplissait vis-à-vis des gothiques
italiens une révolution encore plus radicale que celle que les
gothiques français avaient accomplie, trois siècles plus tôt,
vis-à-vis des moines romans. Il rendait au génie de sa race
l’hommage de le reconnaître en lui-même.
III
Dès l’heure où la France du Nord élevait, dans
l’immense ébranlement des cloches, ses poèmes sonores que la pierre
et le verre bercent au-dessus des cités, l’Italie se définissait
donc, dans ses palais violents et rectilignes, par ce qui définira
beaucoup plus tard sa Renaissance. Elle affirmait déjà, en plein
Moyen Âge, les droits de l’individu. Les architectes romans y
signaient très souvent leurs œuvres et toute la Toscane connaissait
le sculpteur Nicolas Pisano alors qu’aucun des imagiers de France
ne pensait à dire son nom. Les Scaliger, droits sur leur cheval
d’armes, foulaient déjà leur poussière. Il n’était pas possible que
le christianisme populaire prît, dans l’imagination italienne, la
forme que lui donnait la sensibilité française. Quelques individus
seuls pouvaient vivre, sans en être dévorés, l’exaltation
sentimentale et poétique qui lui imprima son accent. En Italie, il
y a bien une cathédrale. Mais la foule n’a pu que la désirer
ardemment. Elle n’y a pas mis la main. Son vaisseau, c’est François
d’Assise. Ses tours, Dante et Giotto.
Le fond du siècle, c’est la violence. L’Église
féodale, ici, pèse plus lourd qu’ailleurs. La tiare, la mitre
s’achètent quand on ne les prend pas d’assaut. Le prêtre maintient
par l’enfer, dans l’obéissance, les pauvres en qui le sentiment
furieux du droit individuel obscurcit, comme chez lui-même, le sens
du devoir social. Il faut voir avec quelle rage sont peints, sur
les murs du Campo-Santo de Pise, les supplices infernaux.
C’est par réaction que la douceur naquit. Elle
fut absolue comme la violence, parce qu’elle incendiait
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