L'Art Médiéval
s’apaisent autour de lui. Jamais personne
avant Giotto, même ceux qui s’étaient tournés vers elle pour
l’adieu, jamais personne n’avait saisi tout à fait le rôle de la
femme dans l’humanité intérieure, jamais personne ne l’avait vue
ainsi toujours au centre de la passion, sans cesse déchirée par la
maternité, par l’amour, crucifiée à toutes les heures. Jamais
personne n’avait dit qu’elle n’a pas, comme les dieux vivants que
nous attachons à la croix, la consolation de l’orgueil, qu’elle se
laisse torturer sans que faiblisse sa foi en ses bourreaux qui sont
ses fils et les pères de ses fils, et sans leur demander une autre
récompense que le droit de souffrir pour eux. On n’avait pas encore
vu tout ce qu’il y a dans un visage dont les yeux se creusent sous
les plis crispés des sourcils, dans une tête reposant sur deux
mains nouées, dans deux bras qui s’écartent. Cette œuvre est le
plus grand poème dramatique de la peinture. Elle ne se décrit pas,
elle ne s’explique pas, elle ne s’évoque pas, elle se vit. Il faut
avoir vu, à Assise, ces harmonies ardentes faire remuer les
ténèbres, le tas des enfants égorgés, les mères qui meurent ou
supplient ou regardent, sur leurs genoux, un petit corps flasque,
les soldats qui ressemblent à des bouchers. Il faut avoir vu, à
Florence, les amis de François qu’incline sur sa mort la houle de
douleur des dernières minutes. Il faut avoir vu, à Padoue, les
femmes agenouillées, celles qui ouvrent les bras, celles qui font
au cadavre divin un berceau de leurs mains unies, et le Christ
parmi les hommes hideux qui l’outragent, et ceux qui souffrent et
ceux qui prient et ceux qui aiment. Et quand on a vu, c’est comme
un vin fort et doux qu’on emporte en soi pour toujours.
Giotto avait recueilli l’écho de l’art
français dans les livres d’enluminures, et rencontré certainement
en Italie des maçons et des imagiers venus des bords de la Seine.
Le fils du vieux sculpteur de Pise, Giovanni, qui le précédait à
peine, l’avait touché par ses nativités pleines de tendresse
affairée, enchantées d’entendre l’enfant vagir, de voir les bêtes
tondre l’herbe, de surprendre la vie à son aurore avec la mère
ravie qui se penche sur le berceau. Il l’avait bouleversé par ses
scènes de meurtre, mises en croix, enfants massacrés, drames
ardents et si mouvementés qu’ils semblent passionner la pierre, la
jeter en paquets de flamme au-devant du spectateur. Il l’avait
enthousiasmé par la sûreté de sa langue, nerveuse et souple comme
une longue épée qu’on ploie, et qui foisonne d’éclairs. Par les
peintres siennois, il était remonté jusqu’à Ravenne où, devant la
splendeur polychrome des mosaïques miroitantes, il avait soupçonné,
à travers Byzance, le calme des Panathénées qui défilaient encore
autour du Parthénon. Il avait vu l’architecture antique à Rome, à
Naples, à Assise où le peintre Cavallini lui apportait la tradition
des mosaïstes romains. Face aux fresques de Cimabue, toutes
fraîches encore, bleues et or et rougissant à la lueur des torches,
il avait travaillé dans l’obscurité de l’église basse où tous les
cieux mystiques ont accumulé dans le salpêtre leur azur, leurs
crépuscules et les étoiles de leurs nuits. La ligne des montagnes,
les golfes, les hommes l’avaient partout sollicité. Voyez ces
figures qui s’avancent, pures, et d’un seul mouvement, ces harpes,
ces violons qui jouent, ces palmes secouées, ces bannières qui
s’inclinent, ces nobles groupes autour des lits de mort,
d’accouchement ou d’agonie. Quelque chose y frémit que ne
connaissaient pas les Grecs, de la douleur sur les bouches, de la
douceur dans les yeux, la confiance que l’homme eut un moment en
l’homme, et l’espoir de ne plus souffrir. Quelque chose y
resplendit que ne connaissait plus le Moyen Âge occidental, un
retentissement des formes dans les autres formes, une harmonie de
mouvements qui se répondent, un trait réunissant dans son
ondulation rythmique des torses qui se penchent et d’autres qui se
couchent et d’autres qui restent debout.
Je ne puis, pour mon compte, imaginer un homme
plus intelligent que Giotto. Et je suis sûr que cette intelligence
n’est que l’épuration progressive et logique du sentiment le plus
candide et de l’émotion la moins apprêtée. Il n’a eu qu’à regarder
mourir son ami, accoucher sa femme, souffrir son enfant,
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