L'Art Médiéval
sans
cesse. Des hommes sont ensemble et tout à coup des cris jaillissent
de toutes leurs poitrines pour planer au-dessus d’eux en voûtes
aériennes dont tous leurs cœurs sont les piliers. Et quand ils ne
sont plus ensemble, la cathédrale a disparu.
Malgré la Hanse, malgré la ligue des cités
rhénanes, malgré la richesse des villes libres d’Allemagne dont la
lutte, au XIII e siècle, entre le pape et l’empereur,
favorisa l’essor, malgré la force de l’Ordre teutonique qui
couvrait de tours carrées flanquées de poivrières aiguës la Bavière
et les Sept Montagnes, l’Allemagne du Moyen Âge n’eut pas
d’architecture originale [32] . Non que
la cathédrale allemande ressemble aux monuments vivants des
provinces françaises, aux orfèvreries merveilleuses de
l’Angleterre, aux puissantes halles flamandes, à ces entassements
de pierres sur des gouffres d’ombre où luit de l’or que sont les
églises espagnoles. Elle est bien elle, par la complication pédante
de ses lignes, l’enchevêtrement de ses nervures, sa raideur, son
élan hérissé, étroit et métallique. Seulement, et surtout quand
elle se libère de la formule peu à peu dégagée des édifices ogivaux
de la Picardie et de la Bourgogne, elle sacrifie presque toujours
sa loi de structure intérieure au sentimentalisme abstrait et
confus des surfaces ornementales.
Ce sont les vierges sages et les vierges
folles des portails français qui vinrent à Strasbourg porter la
bonne nouvelle à l’Allemagne. L’équilibre net de l’ensemble, la
grâce des statues souriantes où cependant s’épanouit déjà la
bonhomie sentimentale des Germains, n’eussent pas surpris un maître
d’œuvre de la vallée de la Seine si la façade rouge et dure,
semblable à du fer rouillé n’eût dénoncé, par l’abondance et la
raideur des lignes verticales, les longs pieux parallèles, les
fuseaux secs des colonnettes, et en dépit de la magique vie de son
ensemble qui fait penser à une vitre d’hiver enrichie
d’arborescences, les tendances du style allemand. Elle était
l’étape nécessaire entre l’animation puissante d’Amiens, de Reims,
de Notre-Dame de Paris et le dogmatisme de Cologne où la lettre
théologique régnait deux siècles auparavant et qui présidait depuis
cent ans au développement sévère de l’architecture romane.
Quand les villes allemandes se furent
associées pour régler le mouvement de tous les trésors de l’Europe,
les draps de Flandre, les vins de France, les épices d’Orient que
les navires apportaient jusqu’aux bouches du Rhin et que le fleuve
dirigeait par ses affluents vers le centre et le cœur du continent
germanique, quand les courants d’action qui circulaient partout, à
la faveur de la lutte extérieure de la papauté contre l’empire
eurent déposé dans toutes les villes des compagnons venus des
provinces rhénanes, des imagiers français, des huchiers de la Forêt
noire, des bronziers formés depuis deux siècles à la candide et
puissante école romaine de l’évêque Bernward d’Hildesheim, un
brassage fécond de toutes ces forces confuses força la terre
allemande à révéler ses désirs. À dire vrai, l’élan dura un siècle,
le XIII e , au cours duquel les statuaires de Naumbourg,
avant de retomber dans la complication et l’honnête sentimentalisme
de la sculpture allemande, firent un vigoureux effort, vers le
style monumental dont les maîtres rémois révélaient à cette
heure-là à la France et au monde l’amour, la force, la simplicité,
Mais ce siècle suffit à définir les tendances dominantes de la
construction gothique des Allemands, avant que l’esprit ouvrier des
cités industrielles s’en emparât pour y déployer son ingéniosité
méticuleuse et sa patience compliquée qui, tout en détournant
l’architecture de sa réelle fonction, préparèrent l’Allemagne à la
Renaissance en individualisant peu à peu ses industries et ses
métiers.
À côté des cathédrales de nos provinces du
Nord, carrées jusqu’à la base de leurs tours, si puissamment
assises sur leurs lignes horizontales et puisant dans la vie
ambiante et la nécessité de remplir un but défini tous les éléments
de leur lyrisme incomparable, la cathédrale allemande est
subjective, d’un sentimentalisme avoué, et décidée avant tout à
monter aussi haut que possible en usant de moyens abstraits pour
parvenir à ses fins. Ce sont partout des lignes dures, montant tout
droit, et
Weitere Kostenlose Bücher