L'Art Médiéval
fit sortir de la ville italienne des forteresses sobres et
de hautains palais municipaux. Les Flamands se battaient aussi,
certes, mais pour défendre leurs entrepôts et leurs métiers. Leurs
plus beaux monuments naissaient de leur esprit marchand, comme les
plus beaux monuments italiens naissaient de l’individualisme
passionnel qui caractérise l’Italie et les plus beaux monuments
français de l’idéalisme social qui a fait la vie de la France et
qui va, par Rabelais et Diderot, de la cathédrale gothique à la
Révolution.
IV
Seule en Europe, peut-être, l’Espagne mystique
ne sut pas trouver, dès le Moyen Âge chrétien, l’expression
architecturale résumée du désir de ses multitudes. Deux siècles de
guerres incessantes entre les natifs et les Maures, une confusion
violente de races et de langues, un sol coupé par les ravins, par
les montagnes, d’inaccessibles plateaux isolés les uns des autres
par des déserts pierreux, c’était assez pour qu’une âme collective
ne pût se définir là. L’Espagne subit tour à tour l’architecture
romaine, l’architecture arabe, l’architecture romane,
l’architecture française, jusqu’à l’heure où l’unité politique la
révéla à elle-même trop tard pour qu’elle pût échapper aux
influences de l’individualisme européen naissant où elle devait du
moins puiser des encouragements à délivrer les énergies brutales et
subtiles qu’elle enfermait à son insu. Quatre cents ans, les
petites monarchies chrétiennes de ses provinces du Nord durent
faire appel pour bâtir et décorer les alcazars et les églises aux
architectes et aux sculpteurs de France, de Bourgogne, d’Allemagne
et des Pays-Bas. Les sculpteurs de l’école toulousaine
envahissaient la Castille, la Galice, la Navarre, la Catalogne où
au XIII e , au XIV e siècle, les imagiers et les
architectes de la vallée de la Seine accoururent à leur tour. Au
XVI e siècle, en pleine Renaissance, alors que l’Italie
l’entamait déjà par ses provinces méditerranéennes, l’Espagne
appelait encore des maîtres français et bourguignons.
Dès que les Cisterciens et les Clunisiens
eurent introduit en Espagne la sculpture romane, elle prit au
contact de ce peuple épris d’oppositions brutales de lumière et
d’ombre et de saillies pittoresques, un caractère d’exubérance et
de profusion décorative où la ligne architecturale se perdit.
L’enfer qui hérissait de bêtes monstrueuses les chapiteaux et les
tympans eut beau reculer devant l’invasion des saints et des
vierges que les imagiers français amenèrent avec eux quand les
corps de métiers constructeurs, en France, étaient trop riches en
ouvriers pour les employer tous à bâtir et à décorer les églises,
la fièvre mystique qui dévorait leurs élèves, demi-guerriers,
demi-paysans, rendus par la flamme du ciel aussi durs que leurs
cailloux, arrachant les arbres pour ne pas avoir d’ombre où
rafraîchir leur sang, ne pouvait pas s’accommoder des profils que
la pierre sculptée anime sans en altérer la puissance, comme une
ondulation sur la masse des feuilles d’une lisière de forêt. Le
souvenir des corroyeurs, des armuriers, des orfèvres mauresques les
poursuivait en même temps dans leur travail. Ils ciselaient la
pierre comme un métal qu’on peut fondre et tordre et bosseler par
dedans. Quand Gil de Siloë, le maître du XV e siècle,
reçut l’héritage multiple des statuaires français, des Espagnols
qu’ils avaient formés, des décorateurs berbères qui sciaient dans
le bois les dentelles des moucharabiés et les grilles des mosquées,
les tombeaux, les retables, énormes joyaux lapidaires qui sortaient
de ses mains, avaient l’air incrustés de gemmes, hérissés de
stalactites, ils étaient gaufrés et verruqueux comme un cuivre
repoussé.
Quand l’Espagne n’eut plus que Grenade à
reprendre aux Maures, quand la poussière et les rochers de la
péninsule eurent été réunis sous le sceptre catholique, il y eut
vraiment une heure où, si la communion morale ne se fit pas pour
créer d’un seul élan une grande architecture, une fièvre commune,
au moins, quelque chose de funèbre, de cruel et de frénétique
embrasa tous les sombres cœurs pour jaillir d’eux comme des jets de
sang alourdis de caillots noirs, en furieux torrents d’or et de
pierres. Qu’importait l’ordre et l’harmonie ! On éventre les
nefs françaises et les mosquées musulmanes pour poser au milieu,
entre
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