L'Art Médiéval
timidement, la vie confuse et pullulante des
bas-reliefs et des statues par qui les artisans français
apportaient à l’armature sociale, comme des fruits sur un autel, le
tribut de leur amour. Rien de populaire et de vivant n’avait pu
sortir de ces arts aristocratiques de prêtres et de soldats qui se
pratiquaient depuis cinq cents ans dans les deux îles brumeuses à
l’abri des remparts des cités militaires et des murailles des
couvents. L’Irlande, gorgée d’eau, submergée sous ses feuilles
vertes, ne put passer à l’Angleterre, quand elle lui transmit le
christianisme, que les miniatures patiemment composées dans ses
monastères pendant que l’éternelle pluie noyait les vitres. Les
armes saxonnes, les proues sculptées des barques scandinaves, les
importations de Byzance, autant d’éléments séparés à qui manquait,
pour se souder dans une poussée commune, la flamme d’un peuple
homogène. Les Normands, à leur arrivée, s’emparant de la tradition
romaine importée de France au cours des siècles précédents,
construisirent bien de puissantes églises, où une tour carrée et
crénelée montait du centre de la nef comme pour poser sur l’esprit
le gantelet militaire. Mais ils campaient sur le sol britannique.
Ils ne devaient fournir au peuple anglais que les fondations
inébranlables des temples et des châteaux forts. Cathédrales,
abbayes, châteaux, remparts, manuscrits enluminés, statues
funéraires d’albâtre, art de classe, depuis toujours et jusqu’à
l’heure où Shakespeare délivrera, pour le répandre sur le monde, le
torrent des émotions et des images scellé dans le cœur de la foule
par toutes ces sombres pierres et ces sépulcres ouvragés.
Quand on descend la vallée de la Seine, des
clochers apparaissent au-dessus des tours, de plus en plus aigus,
de plus en plus frêles. En Normandie, la vie qui rampe au flanc des
cathédrales françaises et les fait bouger tout entières se fige,
s’immobilise un peu déjà, tout en devenant plus abondante et grêle,
tandis que la masse se fait aérienne, ajourée. Le puissant poème
populaire se complique, se maniérise et tend à devenir un objet
d’art. On est à mi-chemin entre l’art social de France et le
monument raide et riche dont on aperçoit, quand la brume se
déchire, au-dessus des gazons et des arbres, la tour centrale à
parapets sur la nef écrasée et longue et les deux flèches positives
pointant symétriquement. D’ailleurs, à Rouen, à Coutances, la tour
est déjà posée sur la croix du transept. Et si le décor vivant des
provinces françaises anime encore les églises normandes, leur élan
net et volontaire fait pressentir le décor géométrique anglais.
Le diadème orfèvre que les marchands
insulaires dressaient sur leurs rudes villes d’industrie, en face
des enthousiastes monuments qui semblaient, de l’autre côté du
détroit, ramasser les maisons et les campagnes pour en exalter la
vie, affirmait donc la volonté très évidente de rendre un hommage
orgueilleux à l’émancipation d’une classe égoïste et dure. Alors
que des ailes s’éployaient au-dessus des nefs continentales où les
colonnes vivantes montaient du sol en frémissant, ici un toit de
bois soutenu par des consoles dominait les nefs basses
qu’arrêtaient de tous côtés d’implacables horizontales. Souvent,
des gerbes serrées de nervures parallèles étouffaient toutes les
lignes de la nef dont les profils et les courbes disparaissaient
sous leurs faisceaux tendus, forêt à mille branches sèches, sans
voûte de feuillage, et sans espace et sans air au-dessus. À
l’abside, là où l’ombre s’épaissit en France, où la paroi
s’arrondit comme un berceau autour du dieu vivant amoureusement
entouré, le mur tombait à la manière d’une herse, laissant passer
le jour au travers des colonnades rectilignes comme des pals
d’acier.
L’expression suprême du style ogival anglais,
la perpendiculaire, apparut à l’heure où, chez nous, la flamme de
pierre s’élançait en crépitant, dernier essor de la vie épuisée sur
qui s’accumulait très vite un crépuscule mortel. Ici le rêve qui
finit, là, la volonté qui s’affirme. D’un côté la brusque
dissociation des forces sociales, la déroute quotidienne des
illusions toujours recommençantes, les folles chevauchées, la
défaite, les soubresauts fiévreux d’une civilisation qui meurt, de
l’autre la concentration de tous les moyens de conquête, la
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