L'assassin de Sherwood
PROLOGUE
Les ténèbres assiégeaient le monastère, à l’entrée de Worcester. Dans sa cellule exiguë et glaciale, Florent, le chroniqueur, leva ses yeux d’un bleu délavé et contempla l’obscurité, de son regard flou. Comment décrire les temps présents ? Devait-il relater tout ce qu’il avait entendu ? Était-ce vrai, par exemple, que Satan lui-même, le prince des ténèbres, avait surgi des entrailles de l’Enfer avec ses légions tout de noir vêtues pour tenter les âmes des pécheurs et les terroriser avec des visions de la Géhenne ? Florent s’était laissé dire qu’une immonde marée de démons bouillonnait et grondait à la surface de la terre, jouant à se transformer en serpents, animaux féroces, monstres difformes, bêtes galeuses et créatures rampantes. À minuit, avait-on chuchoté à Florent, le tonnerre retentissait dans les deux et des éclairs jaillissaient au-dessus d’un océan tumultueux grouillant d’êtres aux mains tendues et aux yeux rendus vitreux par le désespoir.
Un autre moine, membre de sa communauté, affirmait avoir aperçu un char qui filait, comme le vent, sur la voûte céleste. Ce char, tiré par des étalons aux yeux hagards et à l’haleine fétide, était conduit par un squelette grimaçant, portant couronne de ronces.
C’était un temps de tueries. Édouard le Grand {1} pourchassait en Écosse le chef rebelle Wallace tandis qu’à Paris Philippe le Bel, le Capétien à la chevelure argentée, tissait ses toiles du fond de son cabinet secret du Louvre.
Le souverain français rassemblait ses troupes sur ses frontières septentrionales : archers, chevaliers, piquiers et simples hommes d’armes affluaient en longues colonnes sinueuses dans les provinces du Nord et en encombraient les routes, attendant l’ordre d’envahir et de mettre à sac le comté de Flandre.
Florent avait surpris ces rumeurs au réfectoire lorsque le père abbé offrait l’hospitalité à des messagers royaux qui, l’oeil sombre et les habits poussiéreux, arrivaient de la côte pour informer les connétables d’Édouard, à Londres, du mouvement des bateaux français dans la Manche. Le monarque anglais n’avait-il pas prédit que lorsque la flotte française larguerait les amarres, le roi Philippe assènerait de terribles coups contre la Flandre et peut-être même contre la côte sud de l’Angleterre ?
Où les armées de Philippe frapperaient-elles en premier ? Le pape, à Rome, se terrait derrière son trône et attendait. Édouard d’Angleterre, obsédé par cette question, ne pouvait trouver le sommeil sur son lit de camp. Les marchands de Londres étaient, eux aussi, dans l’expectative : si Philippe conquérait la Flandre, le commerce de la laine, envoyée par cargaisons entières aux tisserands de Gand et de Bruges, cesserait sur-le-champ et des fortunes seraient perdues. L’Europe tout entière retenait son souffle. Des chroniqueurs comme Florent ne pouvaient que tremper leurs plumes et transcrire les présages et les prophéties qui annonçaient les malheurs à venir.
Dans les ruelles et les passages obscurs qui dessinaient une vaste toile d’araignée de l’autre côté du Grand Pont, à Paris, des esprits plus terre-à-terre peaufinaient plans et stratagèmes pour découvrir les vraies intentions de Philippe le Bel. Sir Hugh Corbett, haut magistrat à la Chancellerie, maître des secrets d’Édouard I er et garde du Sceau privé, avait truffé la capitale d’agents anglais : négociants recherchant ostensiblement de nouveaux marchés, moines et frères prêcheurs censés rendre visite à leur maison mère, doctes savants désireux, soi-disant, de participer aux débats de l’université, pèlerins allant se recueillir devant la tombe de saint Denis, martyr décapité, et même courtisanes, louant des chambres pour y recevoir une clientèle composée de clercs et d’officiers de la Chancellerie privée du roi Philippe. Leur mission était dangereuse, car Guillaume de Nogaret {2} l’adversaire de Corbett à la cour de France, et Amaury de Craon, le maître-espion de Philippe le Bel, livraient une guerre silencieuse, mais impitoyable aux légions d’agents dépêchés par Corbett. Les corps mutilés de deux clercs anglais avaient été retrouvés sur la rive boueuse de la Seine. Trois « pèlerins » de Corbett n’étaient plus que cadavres décomposés, se balançant au grand gibet de Montfaucon. La jeune Alisia, belle catin à la peau de
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