L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
vers six heures du matin pour lui faire part du verdict, il
écarta les émissaires pour se vider l’estomac des poisons qu’il contenait par l’une
des fenêtres de sa chambre. Puis il se laissa glisser sur le sol en s’essuyant
les lèvres sur sa manche, avant de lever les yeux vers un homme en manteau d’astrakan.
« Je reviendrai, vous le savez. Je
reviens toujours. On ne se débarrasse pas comme ça de Bob Ford.
— On t’a déjà dit que tu avais une grande
gueule ?
— J’ai vos noms à tous. »
Les membres du comité escortèrent Bob jusqu’à
la gare à bord d’un fiacre et le mirent dans un train à destination de Colorado
Springs, où Dorothy lui expédia quelque temps plus tard ses affaires. Il y loua
une chambre dans un hôtel bon marché et, lors d’un entretien avec un reporter, déclara :
« D’ici un jour ou deux, je retourne à Creede avec un flingue dans chaque
main. » Mais en réalité, il séjourna presque deux semaines à Colorado
Springs.
Il sortait marcher au milieu des pâturages
dans le soleil matinal, ainsi qu’eût pu le faire Jesse, sentait la terre s’élever
sous ses pieds jusqu’à ce qu’en surgissent des montagnes abruptes et
verdoyantes qui viraient, au loin, au bleu et au gris. Ou il restait toute la
journée assis dans un fauteuil, dans le hall de l’hôtel, à fixer l’horloge à
contrepoids, en revoyant le séjour, l’aquarelle de Skyrocket, le revolver que Jesse
lui avait offert, puis tout se mêlait avec la pièce de théâtre, c’était Jesse
qui tournait la tête vers la droite lorsque Bob armait le pistolet, mais c’était
Charley qui ouvrait des yeux terrifiés, Zee qui basculait de la chaise et Bob
qui contemplait le plafond pendant que son sang s’écoulait de sa blessure en
une flaque large comme le giron d’une femme.
L’Histoire l’oubliait un peu plus chaque année
depuis 1882 et pourtant on parlait encore de temps à autre de Robert Ford dans
les journaux du Colorado ou du Missouri – certains articles déploraient
implicitement que le lâche fut encore en vie, tandis qu’un ou deux par mois
annonçaient que le meurtrier de Jesse James s’était fait égorger dans une
ruelle en Oklahoma ou avait succombé à la consomption ou à la pneumonie et
avait été enterré dans une fosse commune. Aucune de ces notices nécrologiques n’avait
jamais eu la délicatesse de faire mention de sa date ou de son lieu de
naissance, de sa famille ou de l’enfance qu’il avait eue ; il n’était
jamais question de l’institut Moore, de l’attaque de Blue Cut, de l’épicerie, de
son accord avec les autorités ; il était apparemment suffisant de signaler
que Bob Ford était l’homme qui avait descendu Jesse James, comme si toute son
existence se ramenait à cet unique acte de perfidie. Il avait conscience qu’on
ne lui pardonnerait jamais, qu’il n’aurait droit à aucun éloge funèbre, que sa
mort ne recevrait guère d’attention, que nul reporter ne ferait le déplacement
jusqu’à Creede, qu’on ne se livrerait à aucune opération chirurgicale sur son
crâne, à aucune étude phrénologique, qu’on ne vendrait pas de clichés de son
corps étendu sur un lit de glace dans les bazars, que les gens ne se
masseraient pas sur les trottoirs sous la pluie pour regarder défiler le
cortège funèbre de Bob Ford, qu’on n’écrirait pas de biographies sur lui, qu’aucun
enfant ne serait baptisé en son hommage, que personne ne paierait jamais
vingt-cinq cents pour visiter les pièces dans lesquelles il avait grandi. Mais
quoique, en 1892, dans le Colorado, il n’aspirât plus à autant que du temps de
sa jeunesse dans le Missouri, il aspirait au moins à ce que la postérité retînt
davantage de Robert Newton Ford qu’un simple coup de feu le 3 avril 1882.
Ce fut dans cet état d’esprit que Bob adressa
des lettres de pénitences et de supplications aux commerçants de Creede pour s’excuser
de sa crise de folie temporaire et pour solliciter la permission de revenir en
paix. Mais le 27 avril, alors que, carré dans un fauteuil vert à bord d’une
voiture de la Denver and Rio Grande, il pénétrait dans Creede, il fut
démoralisé de découvrir par la fenêtre que la gare pullulait de concurrents et
d’ennemis parmi lesquels figuraient même quelques hommes de Soapy qui tordaient
entre leurs mains des chaussettes remplies de pièces. Il empoigna donc ses
bagages, se rua jusqu’au fourgon de queue, sauta sur le ballast
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