L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
à bord d’un train à destination de Kearney et
déjeunèrent à la ferme du Dr Samuels – une éventualité si inconcevable pour le
shérif Timberlake et ses hommes que nul ne montait la garde sur la route.
Mrs Samuels servit une oie accompagnée d’oignons
rissolés, de patates douces confites, de biscuits, de navets et de concombres
marinés. Un tapis vert recouvrait le sol, un poêle à bois d’appoint était relié
au foyer clos de la cheminée et des fleurs cirées jaunes dans une vitrine
décoraient le manteau en cerisier de l’âtre ; une gravure biblique, un
tableau de « La Mort de Stonewall Jackson » et un échantillon de
broderie confectionné par Zerelda Cole lorsqu’elle était élève à l’Académie
Sainte Catherine étaient accrochés aux murs. Le Dr Reuben Samuels, somnolent, présidait
à l’une des extrémités de la longue table et admirait le vaste troupeau de ses
ouailles : sa fille aînée, Sallie, son époux, William Nicholson, et leur
fils, Jesse James Nicholson ; sa fille de dix-huit ans, Fannie, et son
mari, Joseph Hall ; son fils âgé de vingt ans, Johnny, le seul de ses
enfants qui vécût encore à la ferme ; la plus jeune sœur de Jesse, Susie, et
son mari, Allan Parmer ; Charley Ford, qui par le passé avait ramassé le
maïs pour lui ; et Jesse Woodson James en personne. Comme à l’accoutumée, une
chaise demeura vide à la mémoire d’Archie, le fils tué par accident en 1875 par
les détectives de Pinkerton ; enfin, à l’autre bout de la table, telle la
reine Zénobie, siégeait en majesté son épouse despotique et indomptable.
Une domestique apporta la saucière qu’elle
avait laissée refroidir, si bien que la sauce s’était figée et Zerelda entra
dans une colère noire, battant la jeune fille de son bras droit mutilé et la
traitant d’ignare. Jesse intercéda auprès du Dr Samuels :
« Papy ? » Le docteur sourit
avec bienveillance à son beau-fils. « Elle fait encore des siennes »,
soupira Jesse. Reuben se tourna vers son épouse. « Maman ? Il faut
encore qu’elle amène l’oie. – Tais-toi, papa, riposta Zerelda. Elle est cassante
et soupe au lait avec moi depuis ce matin. »
Reuben commença alors à prier le bon Dieu de
bénir toute la délicieuse nourriture qui était déjà sur la table, puis son
épouse répondit amen et laissa la servante regagner la cuisine. Zerelda parla
ensuite d’une lettre que Frank lui avait envoyée pour Noël et qui, elle en
avait la certitude, avait été ouverte à la vapeur à Kansas City avant de lui
être transmise à Kearney. D’après ce qu’écrivait Frank, Annie et Rob se
portaient bien ; Baltimore était sinistre et surpeuplée ; Buck avait
vu une pièce de Shakespeare dans un théâtre et il en avait quasiment pleuré de
joie. Zerelda se plaignit des guetteurs nocturnes, des crieurs publics, des
cancaniers et des innombrables hommes en costumes noirs minces comme des clous
de cercueil qui s’embusquaient dans les petites rues ou sur les toits des
magasins pour l’espionner, bien qu’elle jurât systématiquement qu’elle n’avait
pas vu Frank depuis sept ans et qu’elle craignait qu’il fût mort de consomption.
Quant à Jesse, elle faisait courir la rumeur trompeuse que son troisième enfant
avait lui aussi quitté cette vallée de larmes et mangeait les pissenlits par la
racine. Soudain, Zerelda s’interrompit en plein milieu de sa phrase ; Charley
leva les yeux des victuailles et s’aperçut qu’elle avait la bouche qui
tremblait et la tête baissée avec gravité.
« Ne recommence pas, maman », l’adjura
Reuben. Mais Zerelda se couvrit théâtralement les yeux de sa main gauche rêche
et se lamenta :
« Condamnés à être pourchassés et tirés
comme des lapins ! Bientôt, mes fils seront tous morts et moi… moi, comment
ferai-je pour le supporter ? Ça me fendra le cœur ! »
Charley mâcha avec application et avala ;
Jesse fixa son assiette. « Maman ! s’exclama sa demi-sœur Fannie, excédée.
Tu as réussi à embarrasser tout le monde autour de cette table ! Arrête un
peu de dérailler et de radoter. C’est Noël. »
Mrs Samuels effleura le poignet de Jesse
avec le moignon de son avant-bras droit et considéra son fils avec des yeux
rougis.
« Comment pourrais-je vivre sans toi ?
insista-t-elle, mélodramatique. Comment pourrais-je me remettre de ta perte ? »
Jesse se sentit si décontenancé et si
désemparé face à la
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