L'avers et le revers
parole, il y eut de l’étonnement dans les
yeux des trois fils, mais aucun ne branla ni ne dit mot.
— Prenez la plume, François, vous l’aîné pour
commencer, et sur l’écritoire, déroulez votre plus belle écriture, et ayez la
main bien légère car, comme vous le savez, je dicte vite et sans répit.
Et sans plus attendre, dès que François fit un petit signe
pour avertir qu’il était prêt, le baron commença ainsi :
— En haut à droite, François.
À Mademoiselle Marguerite de
Carle,
épouse de
notre cher et très admiré Étienne de La Boétie
— … à la ligne, François.
Par M. de La Porte,
lequel nous en a fait prévenir par messager et nous en donna détaillées les
tristes circonstances, nous savons l’affliction qui vous frappa cruellement le
19 de ce mois d’août. Cette perte est pour vous, sa tendre épouse qu’il
appelait « ma semblance », irremplaçable et unique, et je vous devine
inconsolable et démunie comme au premier jour. En cette tristesse qui vous
accable, peut-être pourrez-vous trouver meilleure fortitude si vous connaissez
l’estime et l’admiration que portaient envers lui tant d’amis connus et
inconnus. J’en porte témoignage, et mon ami Jean de Sauveterre aussi, qui avons
eu le privilège de le connaître en ses vertes années, avant même que le monde
ne le découvre tel qu’en lui-même, dans toute sa sagesse et probité.
— Pierre, prenez à la suite de François,
voulez-vous ?
Pierre s’avança à son tour, saisit la plume et se pencha sur
l’écritoire.
Vous ne serez pas étonnée si
je vous dis que nous sommes nombreux à le considérer comme un des grands
esprits de notre époque, qui a œuvré pour le bien du pays, le royaume de France,
et que son aide pour une paix juste en fait l’honneur de son temps. Par-delà
son action politique, à Bordeaux et dans la province, le pont qu’il a jeté
entre nos deux religions ne sera pas détruit et, j’en suis sûr, sera parcouru
dans les deux sens par les hommes de bonne volonté qui sont las des massacres
inutiles, et de ces revanches sanglantes qui appellent, encore et encore, à
l’infini, d’autres revanches sanglantes. Ainsi, le monde ne saurait aller
perpétuellement vers le mal, et les guides isolés, tel votre mari, seront
suivis par beaucoup d’autres, qui deviendront multitude.
— Samson, s’il vous plaît, à vous.
Quand Samson commença à écrire, je constatai que le baron
qui, jusque-là, dictait grand train, ralentit fortement le rythme, sans doute car
il savait ce fils-là plus malhabile en ces matières que les deux autres.
À vos côtés, j’aurais souhaité
l’assister en ses derniers instants, où il fut admirable et tout empreint de la
vraie foi, ainsi que me l’a rapporté M. de La Porte. Mais je suis assuré
qu’il fut entouré comme personne pour le grand voyage vers l’Éternel puisque,
avec vous, se trouvait M. de Montaigne, dont on sait la très grande
affection qu’il lui portait. Si votre Étienne n’est plus là dans l’indigne
forme humaine qui est la nôtre, soyez-en convaincue qu’il demeure auprès de
votre personne, vous aime et souffre avec vous de vos tourments. Oncques il ne
sera oublié et même son nom et sa renommée continueront de briller au-delà de
ce siècle.
— Allez à la ligne, Samson.
Votre dévoué Jean de Siorac,
Baron de Mespech
Le baron s’approcha de l’écritoire, saisit la lettre avec
précaution car l’encre n’en était pas encore séchée, et la relut attentivement
et à haute voix.
— Cela est bien, dit-il. J’y apposerai ma signature et
ajouterai de ma main quelques mots pour vous nommer et montrer combien vous
êtes également associés à sa douleur.
À la vérité, je fus à l’époque très impressionné que l’on
puisse dicter de la sorte une lettre, d’un trait et sans hésiter, et j’acquis
ce jour une tout autre admiration pour le baron. Nous autres, gens de petite
condition, qui n’avons pas été nourris à ce lait-là, restons bien incapables de
presser nos mérangeoises avec tant d’aisance, et quel labeur et que de sueurs
nous sont nécessaires pour écrire quelques lignes qui ne fassent pas naître aux
lèvres du lettré un mortifiant sourire de condescendance. De cette admiration,
j’en fortifiai le désir de m’élever, non pas jusqu’aux hauteurs de ces
messieurs, inaccessibles à mon esprit, mais du moins
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