L'avers et le revers
à peine dépassé la trentaine et portait, je crois, une saine et éclatante
santé ?
— Il allait avoir trente-trois ans.
— L’âge du Christ… dit Sauveterre, sans qu’on sût ce
que signifiait pour lui ce rapprochement inattendu.
— Voyez vous-même, dit Jean de Siorac en désignant d’un
geste les feuillets qui pendaient dans la main de Sauveterre,
M. de La Porte nous fait un récit circonstancié de l’événement, qu’il
tient de M. de Montaigne, lequel aurait assisté La Boétie en ses
derniers instants. Il a montré bien du courage, attendant la mort gaillard
et de pied coi, selon sa propre expression, et sans oncques se désespérer
du temps qu’elle prenait, lors qu’il pâtissait prou de violentes et
insupportables douleurs.
— De quel mal souffrait-il ?
— On ne sait. Le 8 août, il joua à la paume avec
M. d’Escars, en pourpoint sous une robe de soie, et le froid le prit. Le
lendemain, il avait un flux de ventre avec des tranchées, puis de la dysenterie
aussi, et ce mal ne l’a point quitté jusqu’à la fin.
De mon côtel, à ouïr ceci, je ne laissais d’être étonné car,
ne connaissant pas ce M. de La Boétie dont on venait d’annoncer le
trépas, il m’était difficile d’entendre la grande affliction en laquelle
semblait plongé le baron, au point que ses yeux se brouillèrent et que sa voix
perdit son timbre coutumier, clair et sonnant.
— Nous perdons prou avec cet homme, ajouta le baron
sombrement. Bien que catholique, c’était un juste, ouvert à la liberté des
cultes, à la tolérance et au dialogue entre les religions, au refus de la
tyrannie d’où qu’elle vienne. Si des deux bords, nous avions à la tête de
l’État, ne serait-ce que trois ou quatre La Boétie, nous n’en serions pas là où
nous en sommes, hélas !
— Je m’en vais prier pour le salut de son âme, dit
Sauveterre en écho.
— Et vous faites bien, mon frère, et cette pensée est
noble, qu’un huguenot comme vous puisse prier pour un catholique comme lui.
J’appris par la suite que le baron avait une affection
particulière pour Étienne de La Boétie, pourtant sensiblement plus jeune que
lui, pour ce qu’il l’avait rencontré au côté de son père, Antoine de La Boétie,
lieutenant-criminel par autorité royale de la sénéchaussée de Sarlat, dès son arrivée
en Périgord et avant même d’acheter le domaine de Mespech. Lui et Sauveterre
avaient trouvé auprès du père un appui, ce qui de catholique à huguenot était
déjà fort notable, et le fils Étienne, âgé lors d’une quinzaine d’années
seulement, avait montré dès le premier entretien un esprit vif, épris de
justice, exalté aussi dans son horreur de toute oppression. Ils s’étaient
ensuite encontrés nombre de fois et ce jusqu’au départ d’Étienne à Bordeaux où
il fut nommé ensuite conseiller au Parlement dès l’âge de vingt-deux ans, ce
qui montre assez l’extrême précocité du jeune homme.
Les êtres précoces vivent vite et meurent jeunes, dit-on. Je
ne sais si la chose est exacte mais il est constant qu’on la vérifie souvent.
En ce qui concerne cet Étienne de La Boétie, n’est-il pas merveille qu’il
écrivît sa grande œuvre – Discours de la servitude volontaire –
à l’âge de dix-neuf ans seulement ? Si mon maître a pour
M. de Montaigne – et je le comprends – une admiration sans
limite, j’avoue que cet ouvrage de La Boétie que j’ai lu fort tard, et parce
qu’il se trouve en la librairie de mon maître, me parle autrement, et mieux
sans doute. Car j’ai pu le constater, moi qui suis valet, et fils de paysan, la
servitude est une longue habitude et elle survit par l’acceptation pleine et
entière de ceux-là mêmes qui la subissent. C’est le peuple qui s’asservit de
plein gré, par la conviction intime et profonde qu’il a que cet état est juste,
et qu’il en vient à confondre l’état de sa naissance avec un état de nature. Soyez
résolus de ne servir plus, et vous voilà libres , écrit La Boétie, mais il
en faudrait prou pour passer de l’idée à l’acte, et l’homme seul ne sert à rien
en cette entreprise, il y faut du nombre, et trop incultes sont les paysans
pour ne plus serrer la main de celui qui les étrangle. À quoi sert-il de leur
faire connaître cette servitude volontaire, et qu’ils se tiennent à genoux,
s’ils ne désirent se lever ! Peut-être, en les siècles à venir, cette
conscience
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