Le Baiser de Judas
voix,
mais n’y arrivait guère, trop dominé par l’émotion des retrouvailles.
« Tu sais pourquoi tu es là. Je n’ai pas
encore eu l’occasion de te donner quelque chose à faire. Mais je ne t’oublie
pas.
— Dis-tu !
— Et je te le prouverai. Sois patient, tu
verras.
— Patient, patient ! Tu n’as que ce
mot à la bouche. Ce n’est pas toi qui passes tes journées à faire cuire des
poteries !
— Tu aimes ça.
— J’aime ça, j’aime ça… Oui, j’aime ça. Mais
ce n’est pas avec cela que je mets les Romains en danger. Je les vois tous les
jours, comme s’ils étaient chez eux… »
Ils arrivaient près des bains. Quelques hommes
attendaient à l’entrée, vendant du savon.
« Vous pouvez y aller, il y a de l’eau
aujourd’hui. »
L’afflux de pèlerins aux grandes fêtes était
tel que souvent Jérusalem était privée d’eau. Juifs comme Romains devaient
avoir leurs réservoirs privés pour être sûrs de ne pas en manquer.
Barabbas paya deux quadrants de cuivre, et ils
pénétrèrent dans la piscine de propreté, puis dans un miqveh pas très net, où
des Juifs pieux faisaient à mi-voix leurs ablutions rituelles.
« Il faut que tu changes d’apparence, dit
Barabbas en examinant le corps de Judas. Laisse-toi pousser la barbe, coupe-toi
les cheveux plus court, habille-toi avec plus d’élégance, essaie de faire en
sorte que l’on ne puisse plus reconnaître en toi un petit Galiléen. »
Judas protesta.
« En tout cas, je ne veux pas changer de
prénom.
— Ce n’est pas très prudent. Tu aurais dû
le faire en arrivant…
— Non. C’est celui que m’a donné mon père,
et je le garderai.
— D’accord. Mais pense à ce que je t’ai
dit. »
Le chef rebelle s’aspergeait de l’eau d’une
large vasque, où se déversait la source détournée pour alimenter les bains. Judas
regarda les cicatrices qui couvraient son corps en plusieurs endroits. Il
dégageait nu une sauvagerie encore plus forte que celle qu’on devinait quand il
était habillé.
« Il faut que… »
Barabbas paraissait gêné.
« Oui ? demanda Judas soudain
inquiet.
— Je… »
Jamais Judas n’avait vu son chef aussi mal à l’aise.
« Tu n’es pas venu juste pour me voir…
— Pas seulement, non. Je dois te dire… Je
voulais te l’annoncer moi-même, et…
— Qu’est-ce que tu dois me dire ? »
Judas avait haussé le ton, et plusieurs des
hommes en prière se retournèrent vers eux, l’air offusqué.
« C’est ta mère…
— Quoi, ma mère ? Il lui est arrivé
quelque chose ?
— Elle est… »
Alors s’échappa de la poitrine de Barabbas ce
qui ressemblait à un sanglot.
« Elle est morte.
— Morte ? Mais comment…
— La fièvre. Il y a une semaine.
— À Chorazim ?
— Oui.
— Mais personne n’était là ? Il n’y
avait pas de médecin ?
— Il a fait ce qu’il a pu. Mais cela a
été très rapide. Elle n’est pas la seule : dans le village, il y a eu une
dizaine de morts en quelques jours…
— Tu étais là ?
— Oui. C’était une chance. J’étais passé
la voir, et j’ai pu être à ses côtés.
— Une chance… C’est toi qui le dis.
— C’est elle qui m’a demandé de venir te
l’apprendre moi-même. J’ai promis. »
Judas s’était levé. Les mots se frayaient un
chemin dans sa conscience, et chaque seconde lui faisait mieux saisir le
malheur qui le frappait. Debout, sans retenir sa serviette qui tombait, il
martela le mur de coups de poing.
Barabbas se leva à son tour.
« Judas, arrête !
— Mais pourquoi ? C’était à moi d’y
être, d’être avec elle. Pourquoi n’y étais-je pas ? »
Il recommençait à crier. Les protestations des
orants se firent plus violentes.
« Calme-toi ! Nous ne pouvons pas
nous faire remarquer. Allez viens !
— Je ne veux pas venir ! »
Il avait hurlé. Barabbas ne savait plus que
faire quand Judas s’effondra d’un coup, secoué d’énormes sanglots. Son
compagnon put expliquer aux autres ce qui se passait, et des murmures de
compassion firent place aux protestations.
Barabbas raconta à Judas la maladie de sa mère.
Quand il était arrivé à Chorazim, où il n’avait pas mis les pieds depuis trois
mois, elle venait de s’aliter. Après deux heures, elle délira, en deux jours
elle était morte. L’agonie avait été douloureuse et pénible : vomissements,
relâchements des sphincters, propos incohérents
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