Le Bal Des Maudits - T 2
et courir lourdement sur la route. Dohn courait de toutes ses forces, ralentissant à mesure qu’augmentait sa fatigue. Ses bottes soulevaient de minuscules nuages de poussière. Puis il atteignit le premier tournant et disparut.
Le cordeau était allumé. Il ne restait plus aux soldats américains qu’à se conduire comme n’importe quels autres soldats.
Christian remit sa veste, d’un geste plein de gratitude. Il avait chaud, maintenant. Il plongea ses deux mains dans ses poches. Il se sentait bien, malgré sa fièvre.
Les deux mitrailleurs étaient absolument immobiles.
Il y eut, au loin, un grondement de moteurs d’avions. Très haut, vers le sud-ouest, Christian aperçut une formation de bombardiers, qui se dirigeaient lentement vers le nord. Deux hirondelles jaillirent du flanc vertical de la colline, traversèrent le guidon de visée, s’escamotèrent à nouveau.
Heims rota, deux fois de suite.
– Excusez-moi, dit-il poliment.
Ils attendirent. Trop longtemps, pensa Christian avec anxiété, ils ne vont pas assez vite. Qu’est-ce qu’ils fabriquent, là-bas derrière ? Le pont va sauter trop tôt, et tout cela n’aura servi à rien.
Heims rota, une fois de plus.
– C’est mon estomac, dit-il à Richter, d’un ton plein de ressentiment.
Richter acquiesça, sans quitter des yeux le magasin de la mitrailleuse, comme s’il y avait des années qu’il entendait parler de l’estomac de Heims.
« Hardenburg, pensa Christian, aurait sûrement fait beaucoup mieux. Il n’aurait couru aucun risque. D’une manière ou d’une autre, il se serait arrangé pour avoir une certitude mathématique. » Si la dynamite n’explosait pas, si le pont ne sautait pas et s’ils l’apprenaient au quartier général divisionnaire, s’ils interrogeaient ce misérable sergent de pionniers… S’il leur expliquait ce qu’avait fait Christian, ce qu’avait dit Christian… « Allons, dit Christian, tout bas, aux Américains, allons, venez, venez, venez… »
Il gardait ses jumelles braquées vers l’approche du pont. Les jumelles tremblaient, et il savait que la crise de malaria était proche, bien qu’il ne sentît encore rien. Il y eut un bruit imperceptible, à sa droite, et, involontairement, il abaissa ses jumelles. Un écureuil détala, se planta à trois mètres, au sommet d’un rocher et fixa sur les trois hommes ses petits yeux en boutons de bottine. Christian se souvint de l’oiseau qui avait sautillé sur la route de Paris, entre lui-même et la barricade érigée cent mètres plus loin par une poignée de soldats français. Les animaux, un instant intrigués par la guerre des hommes, retournaient immédiatement à leurs propres affaires, après avoir acquis la certitude que cette chasse-là, au moins, ne les concernait pas.
Christian reprit ses jumelles. Les premiers Américains étaient sur la route, à présent. Ils marchaient lentement, pliés en deux, fusils aux aguets. Toute leur attitude proclamait qu’à l’intérieur de leurs vêtements vulnérables leur chair tendue se savait cible.
Ils avançaient avec une lenteur insupportable, marchaient à tout petits pas et s’arrêtaient tous les trois mètres. Les jeunes gens audacieux et insouciants du Nouveau Monde, Christian les avait vus s’entraîner sur des bandes d’actualités récemment capturées, sautant hardiment dans le ressac, du haut des péniches de débarquement, et fonçant sur les plages comme autant de coureurs olympiques. Ils ne couraient pas, maintenant. « Plus vite, plus vite, se surprit-il à chuchoter. Plus vite… » Que de mensonges devait avaler le peuple américain, au sujet de ses soldats !
Heims rota. C’était un bruit râpeux, hideux ridicule, un bruit de vieillard. Chaque homme réagissait au contact de la guerre à sa façon particulière, et les réactions de Heims se produisaient dans son estomac. Que de mensonges devait avaler le peuple allemand, au sujet de Heims et de ses camarades ! « Que faisais-tu pendant que tu gagnais ta Croix de Fer ? Je rotais, maman. » Eux seuls, Heims et Richter et lui et les autres et ces quarante-trois hommes qui s’approchaient du pont autrefois érigé – en 1840 – par de nonchalants ouvriers italiens, eux seuls connaissaient la vérité. Eux seuls, les mitrailleurs et lui-même et les quarante-trois Américains traînant leurs souliers dans la poussière, à travers le guidon de visée situé à huit cents mètres de là, connaissaient cette
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