Le Bal Des Maudits - T 2
large écriture agressive, au bas du document, sous les deux signatures allemandes. La plume grinça dans le silence. Michael reposa le porte-plume et se leva.
– Ce sera tout, messieurs, dit-il calmement.
Les deux généraux saluèrent, en tremblant un peu. Michael ne leur rendit pas leur salut. Il contemplait, par-dessus leurs têtes, les miroirs vert pâle qui se dressaient derrière eux.
Les généraux exécutèrent un impeccable demi-tour et se retirèrent. Il y eut, sur le plancher nu et brillant, le rythme vaincu des bottes prussiennes et le cliquetis ironique des éperons. La lourde porte se referma derrière les généraux. Le sergent disparut. Michael resta seul dans la vaste pièce, avec les cierges, la chaise unique, la longue table, l’encrier, le rectangle jaune de parchemin qui portait sa signature.
– Debout, là-dedans ! hurla une voix. Debout, là-dedans !
Il y eut, partout alentour, le son percutant des sifflets, les grognements de désespoirs des soldats arrachés au sommeil.
Michael ouvrit les yeux. Il occupait une couchette inférieure et distinguait, au-dessus de lui, les lattes et la paillasse de la couchette supérieure. Le type d’en haut avait le sommeil agité et, chaque nuit, faisait pleuvoir sur Michael une petite avalanche de poussière et de fétus de paille.
Michael s’assit lourdement sur le bord de sa couchette. Il avait la bouche amère et sentait, autour de lui, l’affreuse odeur de laine et de sueur refroidie de ses vingt compagnons de chambrée. Il était cinq heures et demie, et les rideaux noirs du black-out étaient toujours tirés sur les fenêtres jamais ouvertes.
Il s’habilla, frissonnant, sourd aux grognements et aux jurons et aux bruits obscènes du réveil de l’armée.
En bâillant, il enfila sa capote, sortit et se dirigea vers la vieille maison affectée aux simples soldats. Le vent matinal londonien fouillait son corps jusqu’à la moelle des os. Tout le long de la rue, des hommes se groupaient dans l’ombre, avec des démarches de somnambules, en vue de l’appel du matin. Non loin de l’endroit où se tenait Michael, une plaque de bronze rappelait que William Blake avait vécu et travaillé en ces lieux, dans le courant du XIX e siècle. Quelles auraient été les réactions de William Blake s’il avait dû subir les réveils de l’armée ? Qu’aurait pensé William Blake, s’il avait aperçu, de sa fenêtre, la foule maussade, trébuchante, frissonnante, saturée de bière mal digérée, de ces hommes importés d’Amérique, debout dans l’obscurité, sous les barrages encore invisibles des saucisses ? Qu’aurait dit William Blake au sergent qui saluait de ses clameurs disgracieuses l’aube fraîche d’un jour nouveau, dans la lente ascension de l ’humanité vers la grâce ?
– Galiani.
– Présent.
– Albernathy.
– Présent.
– Tatnall.
– Présent.
– Kamergaard.
– Présent.
– Whitacre.
– Présent.
William Blake. Présent. John Keats. Présent. Samuel Taylor Colerode. Présent. Roi George. Présent. Général Wellington. Présent. Lady Hamilton. Présent. Oh, être en Angleterre à présent que Whitacre s’y trouve ! Lawrence Stame. Présent. Prince Hal. Présent. Oscar Wilde. Présent. Présents avec armes, bagages, casque, masque à gaz et carte de P. X. Présents et dûment vaccinés contre le tétanos, la petite vérole, le typhus et la typhoïde. Présents et dûment instruits du savoir-vivre de guerre, en cas d’invitation dans un foyer anglais. (Le ravitaillement est rare, et personne ne doit reprendre une deuxième fois d’aucun plat.) Présents, et dûment mis en garde contre la syphilis latente des nymphes saxonnes de Piccadilly. Présents, avec boutons de cuivre au complet, soigneusement astiqués, pour faire concurrence à l’Armée britannique. Présent, Paddy Finucane, disparu dans la Manche avec son Spitfire incendié. Montgomery, présent. Eisenhower, présent, Rommel, présent, présents à portée de ma machine à écrire, multipliés par le papier carbone, présents, présents, présents. Présents, l’Angleterre, via Washington et le Central téléphonique numéro 17, et via Miami et Puerto Rico et Trinidad, et les Guyanes, et le Brésil, et l’île de l’Ascen sion. Présents à travers l’océan où les sous-marins font surface, la nuit, pour abattre, tels des requins de cauchemar, les avions volant feux éteints à trois kilomètres de hauteur.
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