Le Baptême de Judas
espoir. C’est le seul que j’ai.
Comme Norbert avant moi, j’ai vécu prisonnier de ma montagne, ermite malgré moi, tel que le fut Yehohanan dans son désert. Plus jamais je n’ai revu la lumière du soleil, ni senti sa chaleur sur mon visage. Ma peau a pâli au rythme où elle se ridait, pour devenir aussi laiteuse que celle d’un spectre. Mes cheveux et ma barbe ont blanchi. Ma démarche s’est alourdie à mesure que mes hanches et mes genoux se rappelaient de tous les coups encaissés. Mon corps, jadis si puissant et si fiable, s’est flétri et mon dos s’est courbé sous le poids des responsabilités et des remords. Seul le crochet de fer dont Ugolin a équipé mon moignon est resté neuf. Au fil des jours et des ans qui se succédaient, trop souvent pareils, je suis devenu un vieillard. Je n’en ressens aucune amertume, car chaque jour me rapproche un peu de la délivrance.
Par contre, je ne peux me plaindre d’avoir souffert de solitude. À cet égard, Dieu a eu pitié de moi et m’a donné ce qu’il y avait de mieux à part la famille que j’aurais voulu construire avec Cécile. Malgré mes admonestations fermes et persistantes, Pernelle, Ugolin et Odon ont obstinément refusé de me quitter, invoquant le serment qu’ils avaient prononcé devant Norbert et leur responsabilité envers la Vérité. Je n’ai jamais été dupe, évidemment. Je sais bien que les paroles de Yehohanan n’étaient qu’une piètre excuse et qu’ils sont restés par amitié, parce qu’ils me savaient malheureux. Je leur en serai toujours reconnaissant.
Ensemble, nous avons regardé passer les années formant un trio de parents dont Odon a largement profité. Il est devenu un homme remarquable. Ugolin et moi en avons fait un solide guerrier. Jusqu’à ce que mon corps ne me lâche, son entraînement a été ma seule raison de tenir Memento. Sa mère en a fait un cathare, respectueux de Dieu et de la vie. Le garçon que je croyais avoir brûlé dans l’église de Rossal est maintenant mon successeur désigné et, par la grâce de Dieu, il me remplacera bientôt.
Mes deux amis se font vieux, eux aussi. Pernelle n’a rien perdu de sa détermination et de sa dévotion. Si je suis toujours vivant, c’est grâce à ses soins constants et à son insistance pour que je me nourrisse convenablement. Je me tais, mais je vois bien que sa jambe infirme la fait souffrir un peu plus chaque jour et que la mémoire commence à lui faire défaut. Ugolin, lui, n’est plus que l’ombre du colosse qu’il était. Les nuits trop nombreuses passées à la belle étoile ont fini par avoir raison de ses os. Ses doigts douloureux ne sont plus que des griffes déformées qui ne peuvent plus tenir l’épée qu’il a tant aimée. Il ne se déplace qu’avec difficulté à l’aide d’une canne. Comme tous les vieillards, nous passons nos journées au coin du feu, à réchauffer nos carcasses perpétuellement frissonnantes tout en ressassant le passé pendant qu’Odon voit au fonctionnement du Prætorium et dirige les templiers qui y veillent. Jacques de Payraud, lui, s’en est allé rejoindre Norbert voilà cinq ans déjà, emporté par une fluxion de poitrine contre laquelle Pernelle ne pouvait rien. Nous l’avons enterré aux côtés de son maître, comme il l’avait demandé, et j’ai perdu un homme qui était devenu un frère.
Roger Bernard n’est pas reparti pour rien. Avec son père, il a été la bête noire de Montfort. En l’an 1216, Toulouse est tombée, mais ils l’ont reprise l’année suivante et en ont reconstruit les fortifications. Ils ont aussi récupéré Lavaur et Puylaurens, et ont défendu le château de Montgrenier pendant six longues semaines. Le jeune comte s’est amusé à servir sa propre médecine à Simon : durant le siège, tous les croisés capturés ont eu la langue coupée et les yeux arrachés avant d’être traînés dans les rues, attachés à la queue d’un cheval. Leurs mains et leurs pieds ont ensuite été tranchés et placés sur un trébuchet pour être projetés dans le camp des croisés. Les chiens et les corbeaux achevaient ce qui restait. On raconte que Montfort était fou de rage.
C’est de mon propre chef que j’ai accepté de vivre. Je croyais m’éteindre tranquille. Après tout, j’avais rempli la mission que Dieu m’avait imposée. Malheureusement, il n’a pas jugé bon de mettre fin à mes tourments. Il a simplement remplacé la torture de la damnation par
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