Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
Comme à l’accoutumée, Ptolémée s’enquit du nombre de livres qui avaient été acquis.
— Ô roi, près de cent mille. Mais il y a des livres sacrés que nous n’avons pas, qui parlent d’un Dieu unique et universel, à Jérusalem et en Judée.
Ptolémée ordonna immédiatement de faire traduire cette Torah en grec, comme tous les autres livres, par les meilleurs docteurs et rabbins.
Or, Démétrios n’en tint pas compte. Pour la première fois, il faillait à la mission que lui avait confiée le roi : rassembler, traduire et analyser tous les livres du monde. Démétrios craignait que la diffusion de cette religion monothéiste batte en brèche le culte officiel de Sérapis, dont il était devenu l’un des grands prêtres. Il savait aussi que la populace égyptienne haïssait les Juifs, fort nombreux à Alexandrie, une vieille rancune qui datait sans doute de l’Exode. Il lui semblait donc inutile de provoquer, par une faveur trop évidente faite à leur religion, une de ces émeutes qui secouaient périodiquement les faubourgs et les campagnes.
Mais surtout, le maître du Musée ne pouvait avouer la vraie raison de son refus : malgré le serment qu’il avait fait en fuyant la Grèce, le démon de la politique l’avait repris. Au lieu de consacrer toute sa vie à sa mission, il s’était remis à intriguer, se mêlant en particulier de la succession d’un Ptolémée vieillissant.
Celui-ci avait pour première épouse Eurydice, la fille d’un général qui servit sous Alexandre et était devenu régent, en Macédoine, des rejetons tarés du Conquérant. De ce mariage naquirent quatre enfants, mais cela n’empêcha pas Ptolémée et son beau-père de se faire la guerre, jusqu’à la mort de ce dernier. Quand Ptolémée conquit la Cyrénaïque, pour sceller l’union de l’Égypte avec cette nation, il épousa Bérénice, fille d’un seigneur de là-bas.
Bérénice devint vite influente à Alexandrie, tandis qu’Eurydice, femme effacée, se trouva réduite peu à peu à un rôle secondaire. Elle avait bien sûr ses partisans, et le moindre d’entre eux n’était pas Démétrios. Cependant, Bérénice eut un garçon que le roi nomma Ptolémée, désignant ainsi, de façon éclatante, son successeur.
Démétrios tenta d’en dissuader le roi et marqua sa préférence pour l’aîné des enfants d’Eurydice. Dans son arrogance de Grec, il ne pouvait imaginer qu’un jour régnerait sur Alexandrie un barbare, un métèque à la peau trop sombre. Ptolémée renvoya assez sèchement son vieil ami à ses rouleaux. Dès lors, le bibliothécaire en vint à espérer la mort du roi, afin de devenir régent, d’éliminer Bérénice et son enfant, puis de hisser sur le trône l’aîné de la première reine, un vrai Grec. En attendant, il refusa la proposition d’Aristée, croyant, à tort ou à raison, que Bérénice était de la religion du Livre.
Aristée était un proche de la deuxième reine. Venu de Cyrénaïque avec elle, ainsi que le poète Callimaque, il faisait partie de ces Juifs exilés profondément imprégnés de culture hellène, détestés par les docteurs pharisiens de Jérusalem et que sermonnèrent parfois, avec un peu d’injustice, certains de nos prophètes. Il ne reniait pourtant rien de sa religion et n’était pas de ceux qui se mettaient un faux prépuce quand ils allaient aux thermes. Au contraire, il espérait de tous ses vœux répandre la parole divine auprès des Gentils. Un peu comme toi, au fond, Amrou.
Le refus injuste de Démétrios rendit Aristée furieux. Lui qui haïssait les intrigues de palais, il courut voir Bérénice et se plaignit. Celle-ci, à son tour, en parla au roi, qui morigéna longtemps son bibliothécaire. Ce fut la fin de l’amitié entre les deux camarades de jeunesse. L’ancien conseiller tomba en disgrâce et fut consigné à vie dans la Bibliothèque. Il était devenu prisonnier de son œuvre. De son côté, le roi, pour bien marquer sa détermination, associa au trône le fils qu’il avait eu de Bérénice. Désormais, ce fut en sa compagnie qu’il se rendait au Musée. Démétrios avait perdu.
Aristée devint un personnage puissant au sein de la Bibliothèque. Le jeune officier n’avait rien d’un soldat. Jamais il n’avait guerroyé. Il avait vécu le plus clair de sa jeunesse à la cour de Bérénice, alors qu’elle n’était qu’une princesse de Cyrène entourée de poètes et de lettrés. Les connaissances
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