Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
devenu l’homme le plus important de l’Empire, derrière l’empereur et le patriarche.
Un autre personnage sortit alors de l’ombre, maigre et fiévreux : Cyrille, le propre neveu de Théophile. Neveu, ou peut-être son bâtard, murmuraient certains, car le défunt évêque n’appliquait pas pour lui-même le précepte de chasteté qu’il exigeait de ses ouailles.
Cyrille écarta d’abord en douceur de l’évêché le bon Synésius, en lui promettant de laisser Hypatie poursuivre son enseignement. Il se devait malgré tout de ménager un aussi puissant personnage que l’évêque de Cyrénaïque. Et puis, s’en prendre à la belle savante risquait de provoquer des émeutes parmi ses adorateurs, grecs et égyptiens, indifféremment chrétiens ou platoniciens.
Cependant le climat de tolérance qui régnait sur la ville excédait cet homme, plein de haine pour tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. Il s’en prit d’abord aux juifs. Il savait que personne ne s’y opposerait, ni chez les chrétiens, ni chez les platoniciens. Et il aurait avec lui la populace, qui voyait dans les enfants d’Israël la source de tous leurs maux. Pourtant, les juifs alexandrins ne formaient plus cette communauté si florissante du temps de Philon. Les chrétiens s’étaient montrés à leur égard bien plus durs que les païens et bien plus gourmands, leur faisant payer impôts et taxes énormes avant de les autoriser à pratiquer leur culte. C’était d’ailleurs pour cela que le « pharaon » Théophile les avait laissés à peu près en paix : grâce à eux, l’évêché d’Alexandrie était le plus prospère de tout l’empire.
Mais son neveu Cyrille n’avait cure de ces basses contingences. Sans consulter personne, il lança un décret d’expulsion contre eux. L’armée investit le quartier juif. On les poussa comme un troupeau hors des murs d’Alexandrie. L’exode recommençait. Mais pour aller où ? Plus de terre promise, le Temple était détruit, Canaan n’existait plus. Et nul Moïse pour les guider.
Hypatie ne pouvait rester à l’écart. Redoublant d’éloquence, elle fit valoir que l’âme même d’Alexandrie, carrefour de toutes les races, de toutes les religions et de tous les savoirs, était menacée. Plus de sept siècles et demi de cosmopolitisme tolérant allaient disparaître par la faute d’un fanatique.
Cependant, Synésius séjournait à Constantinople pour assister à un nouveau concile. Un messager vint l’alerter qu’à Alexandrie, l’évêque Cyrille fomentait un complot pour tuer Hypatie. Il partit sur-le-champ.
L’ancien palais des Ptolémées était vide. Du côté des appartements du préfet, on lui affirma qu’Oreste était à la chasse pour toute la semaine. Quant à Cyrille, il avait quitté l’évêché pour une pieuse retraite dans le désert.
Sans prendre le temps de changer ses vêtements de voyageur pour une tenue plus digne de son état ecclésiastique, Synésius partit errer dans la ville de sa jeunesse d’étudiant amoureux. Presque malgré lui, ses pas le guidèrent, par les rues étrangement vides, vers la maison d’Hypatie. En s’approchant, il entendit des cris qui résonnaient dans les voies rectilignes de la ville en damier.
« À mort la sorcière ! Crève, putain de l’agora ! Suborneuse d’évêque ! Catin de tous les juifs ! »
Synésius dégaina sa fragile dague d’apparat et se mit à courir. Devant la porte de sa maison, sur son chariot, Hypatie se dressait, pâle et souriante dans sa longue robe blanche et vierge d’ornement, ce qui la rendait encore plus belle que jadis.
Pour la protéger, Synésius tenta de fendre la foule qui ne ressemblait en rien à l’auditoire habituel de la savante philosophe. Quelques-uns paraissaient sortis tout droit des bas quartiers du petit port de l’Est ; mais beaucoup portaient des capuches de moines et poussaient les premiers à l’invective. Synésius ne put plus avancer d’un pas. Des bras vigoureux l’entravèrent. Soudain, une pierre frappa Hypatie en plein front. Elle ne bougea pas, statue de marbre. Puis ce fut un déluge de cailloux, de morceaux de bois, d’ordures ramassées sur la chaussée… Elle s’effondra enfin, comme un grand lys écrasé par le pas d’un fauve. Des moines escaladèrent le chariot. À ce moment, Synésius reçut un coup sur la tête et tomba assommé.
Quand il se réveilla, la rue était déserte. Titubant, Synésius erra longtemps dans des
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