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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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grâce maladroite et énergique d’un enfant trop vite grandi. De son visage fin et pâle irradiait une lumière étrange qui éblouissait les hommes, les fascinait et leur faisait peur.
    Hypatie avait tout pour encourir les foudres de l’Église chrétienne : femme, belle, savante, et libre. Passe encore si elle eût été reine ou courtisane ! Mais non, de surcroît elle était vertueuse. Aussi, les hommes, déroutés, la décrétèrent-ils vierge. Cela les rassurait. Elle, pour se protéger de leurs attaques, s’était mariée à l’obscur philosophe Isidore qui, de fait, la suivait partout. Cette union ne trompait personne. Isidore ne cachait pas qu’il poussait sa vénération pour Socrate jusqu’à imiter ses penchants pour les jeunes garçons.
    Au début, la belle Hypatie s’était contentée de rester dans l’ombre de son père, l’assistant dans ses travaux d’astronomie et de musique. On commença à murmurer pourtant qu’elle avait depuis longtemps dépassé Théon, et qu’elle était le véritable auteur des œuvres paternelles. Son talent personnel de mathématicienne ne fit bientôt plus aucun doute, quand elle publia coup sur coup son Canon astronomique , un Commentaire sur l’arithmétique de Diophante et un autre sur le Traité des coniques d’Apollonios de Perge. Le siège de ses collègues était fait : pour eux, Hypatie n’était plus une femme, mais un pur esprit tout entier voué à la spéculation abstraite. Elle leur offrit un démenti cinglant en fabriquant de ses propres mains des astrolabes et des hydroscopes d’une perfection jamais égalée. Puis elle alla plus loin. Pour démontrer une fois pour toutes qu’elle était la fille de ses propres œuvres, elle écrivit une réponse fort polémique à une édition posthume d’un commentaire de son père sur la Composition mathématique de Ptolémée. Pour ce faire, elle osa s’appuyer sur le Traité des distances du Soleil et de la Lune d’Aristarque de Samos, qu’elle avait déniché dans les fonds les plus poussiéreux de la Bibliothèque. Naturellement, ses confrères poussèrent les hauts cris et incitèrent le prêtre en charge du Musée à exhumer un vieux décret oublié du fondateur Démétrios de Phalère, qui interdisait l’entrée du Musée aux femmes, à l’exception des courtisanes destinées à l’agrément de ses savants pensionnaires.
    Dès lors, Hypatie professa dans la rue, à la manière de Socrate interpellant les passants, vivant dans le dénuement le plus complet, et parfois le plus impudique, tel le philosophe cynique Diogène. Elle montait sur un chariot tiré par les deux meilleurs de ses disciples et allait ainsi, de place en place, dispenser son enseignement. Elle savait trouver les mots simples pour toucher le cœur du peuple. La foule l’écoutait et l’admirait. Les Égyptiens croyaient trouver en elle la réincarnation de la grande Cléopâtre ou de l’antique déesse Isis. Quant aux Grecs, ils redécouvraient ce qui fit la grandeur de la philosophie athénienne, mais une philosophie épurée par les récentes exégèses de Plotin et de Porphyre qui avaient su en tirer la substance essentielle, à la façon de Philon pour le Pentateuque. Hypatie ajoutait à leur enseignement celui de la liberté : liberté de croire, liberté de chercher sa vérité, liberté de se choisir son propre gouvernement. Et elle recommandait à son auditoire d’agir dans la cité tout en ne négligeant jamais sa vie intérieure.
    Naturellement, elle suscita parmi ses disciples des passions qui n’étaient pas toutes de l’ordre du spirituel. Mais, toujours flanquée de son « mari » Isidore, elle restait inaccessible.
    L’un de ces soupirants soupirait bien plus fort que les autres. Synésius était un étudiant issu d’une riche famille de Cyrène à qui rien n’avait jamais été refusé, ni la fortune, ni l’intelligence, ni les conquêtes féminines. Non content d’être le plus assidu aux cours d’Hypatie, il lui écrivait des poèmes insensés qui ne recevaient jamais de réponse. Dans les tavernes, et même dans le recueillement de la Bibliothèque, il ne pensait qu’à elle, il ne parlait que d’elle.
    Un jour, devant la porte de la petite maison de la savante, il attendait sa sortie pour écouter sa leçon. Écouter, peut-être pas… En tout cas, contempler celle qui professait.
    Elle apparut, mais au lieu de monter, comme à l’ordinaire, sur le chariot qui l’attendait devant sa

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