Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
péniblement les monts qui mènent à Nuremberg. Les suit un chariot chargé de malles et de ballots. Ils ont quitté Rome deux mois auparavant, aux premiers jours de printemps de l’an de grâce 1504. Mais Nikolaus n’est guère pressé de réintégrer le chapitre de la cathédrale de Frombork. Aussi a-t-il pris le chemin des écoliers.
D’écolier, le chanoine polonais, féru de mathématiques et d’astronomie, en retrouve l’insouciance et la gaieté, durant ce lent voyage. Il a en effet rencontré, à son étape de Ferrare, l’un de ses camarades de jadis, quand ils étaient étudiants à l’université Jagellon de Cracovie, son ami le docteur Johannes Faust, et l’a invité à faire le voyage de Pologne avec lui. Ces retrouvailles ne devaient rien au hasard. Faust, qui avait été de la navigation de Vasco de Gama une décennie auparavant, avait poursuivi seul, depuis les Indes, un périple qui l’avait mené jusqu’en Chine. Puis il était revenu. À Venise, où il avait à régler quelque affaire de succession, il avait appris que son ami de jeunesse séjournait lui aussi en Italie pour d’autres affaires qui, elles, étaient d’ordre strictement ecclésiastique. Du moins pour la plupart. C’est ainsi que les deux joyeux compagnons s’étaient retrouvés à Ferrare.
Naturellement, durant ce trajet monotone, Johannes, qui a vu bien plus de choses que Nikolaus, a aussi bien plus de choses à dire. C’est ainsi qu’il en vient à raconter l’histoire de l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie, lieu où il a séjourné quelque temps. L’ancienne cité des Ptolémées, lui apprend-il, n’est plus aujourd’hui qu’une ville de foire à moitié abandonnée. Le Phare a disparu dans le tremblement de terre de 1303 et sous la colère des eaux ; le Musée, lui, s’est écroulé sous la sottise des hommes, qu’ils soient croisés du Christ ou soldats de Mahomet.
Faust tient son récit de La Chronique des Savants, un ouvrage en arabe d’un certain Ibn al-Kifti. Il a déniché ce texte au retour de son périple autour du monde, dans la bibliothèque de Constantinople, rebaptisée Istanbul par les occupants ottomans un demi-siècle auparavant. Il en raconte l’essentiel à Nikolaus.
Les deux amis émettent bien des doutes sur la véracité de ce récit, rédigé longtemps après la prise d’Alexandrie par les Arabes. Ainsi, cet Ibn al-Kifti affirme que le calife Omar régnait depuis Bagdad, ce qui était impossible puisque cette ville n’existait pas dans les années 640 après le Christ, date des événements racontés. Autre sujet de suspicion, l’auteur de La Chronique des Savants était de cette secte musulmane appelée « chiite », secte qui tenait les trois califes ayant succédé à Mahomet pour des usurpateurs ; à commencer par Omar lui-même, dont ils affirmaient qu’il avait détruit, à la mort du Prophète, le manuscrit des ultimes sourates.
En accusant cet homme d’avoir fait brûler la grande Bibliothèque, Ibn al-Kifti achevait de noircir la mémoire du premier commandeur des croyants dont les partisans, les « sunnites », disaient de lui qu’il avait été, au contraire, le plus grand conquérant de l’Islam triomphant, un souverain pieux et un habile diplomate.
— Pauvre Omar ! dit Nikolaus avec un soupir comique. Sa réputation est ternie pour l’éternité des siècles. Car, si ce que tu m’as dit est vrai, l’Église chrétienne d’Orient, ayant pris connaissance de cette histoire, ne s’est pas fait faute, à son tour… de le pincer. De le pincer… Omar ! Que penses-tu de celle-là, Johannes ?
— Je pense, mon bon chanoine, répond Faust, que ton cas est désespéré. Quinze ans d’études et de prêtrise ne t’ont donc pas guéri de ta maladie de jouer avec les mots ? Mais le pire, chez toi, c’est que tu te sens toujours obligé de souligner trois fois tes abominables calembours, de crainte que ton interlocuteur n’en relève pas tout le sel !
Oui, les dissidents chiites de cette époque lointaine, en accusant Omar, avaient offert à l’Église orthodoxe, sans le vouloir, une occasion trop belle. Tandis qu’on chantait, au ponant, les exploits de Charlemagne et de Roland triomphant des « infidèles sarrasins », que l’on disait d’une peau noire comme l’enfer, cruels et fourbes, au nez crochu et à l’intelligence obtuse, dans Constantinople assiégée on répétait que les hordes sectatrices de Mahomet avaient
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