Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
elle.
— Ma canne ? Où est ma canne ? demanda Philopon à son tour.
— Votre nièce l’avait avec elle, maître.
La porte des appartements d’Amrou se referma sur eux alors que le pas des soldats résonnait déjà sous le premier péristyle.
Hypatie se tenait en haut des marches, devant le porche de la Bibliothèque. Elle brandissait la lourde canne ouvragée de son oncle, comme une sentinelle tient son arme. À cette vision, au pied du perron, la troupe s’arrêta. C’était comme s’ils voyaient une statue de marbre en train de s’animer.
— Nul n’a le droit d’entrer armé dans le temple de la science et de l’art, leur cria-t-elle d’une voix grave et forte.
— Je la reconnais, lança une voix. C’est la sorcière qui a envoûté notre général. Sois maudite !
Une pierre jaillit et frappa Hypatie en pleine poitrine. Elle poussa un cri de douleur et vacilla. Alors, d’autres pierres se mirent à pleuvoir sur elle et finirent par l’ensevelir. Les soldats enjambèrent son corps et pénétrèrent dans la Bibliothèque.
Jusqu’à la nuit tombée, dans un va-et-vient incessant, les livres furent chargés dans des chariots qui les acheminaient vers les quatre mille bains et thermes de la ville. Quand enfin le Musée fut désert, les ombres d’Amrou et de Rhazès vinrent chercher le corps de la jeune femme et l’étendirent sur un lit des appartements du général. Le médecin juif pleurait, l’ancien marchand arabe priait. Philopon, lui, contemplait sa canne. À un moment, il déclencha un petit mécanisme dissimulé sous le pommeau qui se détacha. Le bâton d’Euclide était creux. Le vieux grammairien en sortit quatre rouleaux jaunis et les déroula. Malgré le refus qu’elle leur avait opposé, Hypatie avait dissimulé dans cette cache dont son oncle lui avait révélé l’existence, quelques extraits des Distances de la Lune et du Soleil, d’Aristarque de Samos, et surtout de son Hypothèse, cet ouvrage hérétique où l’astronome osait dire que la Terre n’était pas le centre de l’Univers, mais une petite planète tournant autour du Soleil. Jean Philopon, le chrétien, n’aurait jamais choisi de sauver ce livre erroné, donc inutile. Mais puisque Hypatie l’avait voulu… Il replaça les rouleaux dans leur cachette, referma soigneusement l’ouverture et s’en alla, accablé, tenant la canne en main pour se soutenir quelque temps encore.
Les livres de la Bibliothèque d’Alexandrie alimentèrent, six mois durant, la chaufferie des thermes de la ville. Les Bédouins avaient pris goût à ces bains aussi émollients que revigorants.
Philopon ne survécut que peu de temps au décès de sa nièce et à la destruction de la Bibliothèque. On dit qu’il s’éteignit le jour de ses cent ans, en léguant le bâton d’Euclide à Rhazès. Celui-ci devint le médecin personnel du général Amrou, son précepteur et son confident. Quelques mois après ces événements, ils partirent tous deux pour l’Arabie car on venait d’apprendre que le calife Omar avait été assassiné dans la mosquée de Médine par un esclave mésopotamien. Durant leur voyage, la flotte byzantine attaqua Alexandrie et la reprit. Aussi, le nouveau calife rétablit-il Amrou dans ses fonctions de général en chef d’Égypte. Les troupes de Byzance furent chassées à nouveau, et le premier acte de paix du glorieux soldat d’Allah fut de nommer son médecin bibliothécaire du Musée – du moins, de ce qu’il en restait.
Un jour, Amrou, toujours flanqué de son inséparable ami juif, partit à la tête de ses troupes pour de nouvelles conquêtes, au nom du Miséricordieux, vers les pays du couchant. Se souvenant de la lumière impérissable du Phare, il décréta que les architectes devaient s’inspirer de cet extraordinaire monument pour bâtir les tours de mosquées. C’est de là-haut que, désormais, le muezzin guiderait les âmes égarées vers la lumière de la vraie foi et inviterait les fidèles à la prière. Car, selon la sourate XXIV, « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Cette lumière est pareille à une niche avec une lampe, une lampe placée dans un cristal, un cristal semblable à un astre étincelant. »
C’est ainsi que l’Islam fit fleurir ses minarets comme un millier de phares au-dessus des édifices [11] .
Épilogue
La canne de Nikolaus
Six chevaux tirant un lourd véhicule noir blasonné aux armes de l’évêque de Warmie escaladent
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