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Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie

Titel: Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Luminet
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venu. J’ai peine à l’avouer devant vous, mes amis vaincus, mais ce serait prématuré. Après la mort de Mahomet, l’Arabie a connu des heures terribles de guerre civile, où le frère se battait contre le frère, où le fils jetait son père en prison, où apparaissaient partout des faux prophètes qui cherchaient à entraîner le peuple dans des affrontements sanglants… Omar a su nous unir, et c’est là son mérite. Il a su nous lancer dans la guerre sainte. Si je cherchais à l’éliminer maintenant, toutes ces horreurs recommenceraient, et l’Histoire m’en désignerait comme le responsable. Cela, je ne le veux pas. Je ne veux pas que mon nom, celui de mes ancêtres, soit souillé de ces taches indélébiles que sont les mots : « traître à Dieu », « renégat à son peuple ».
    — Alexandrie n’est pas l’ennemie des Arabes, Amrou, dit Philopon. Tout le monde espère ici que ta venue nous délivrera du joug de Byzance et de la menace perse. Nous te savons gré, magnanime vainqueur, d’avoir interdit à tes soldats le pillage et les représailles. Mais si vous vous en prenez à la Bibliothèque, vous vous en prendrez à l’âme même d’Alexandrie. Alors, le peuple tout entier se soulèvera contre vous comme il le fit tant de fois par le passé contre d’autres tyrans, d’autres envahisseurs. Ta religion ne pourra étendre son influence qu’après avoir préservé le meilleur des héritages grec, romain, chrétien et juif. C’est lorsque vous serez les plus ouverts au monde que vous serez au sommet du monde ; alors vous commercerez avec les peuples à travers le monde, et vous accomplirez à votre tour des percées nouvelles dans les mathématiques, les sciences et la philosophie. Au contraire, si vous traitez tous les non-croyants comme vos ennemis, si vous combattez par la haine ceux qui ne pensent pas comme vous, alors vous traiterez aussi vos femmes comme du bétail, et ce seront les âges sombres de ton Islam.
    — Cela aussi, je l’ai écrit à Omar. Mais… Mais tu viens de me faire comprendre quelque chose, Philopon. Est-ce cela, la méthode de l’accouchement des âmes que pratiquait ce Socrate dont tu m’as tant parlé ? Oui, je viens de comprendre… Ce ne sont pas les livres que le calife veut détruire, mais moi. Mes victoires successives m’ont donné gloire et popularité, de Mascate à Jérusalem en passant par Médine. Et Omar redoute que j’en use pour le renverser. Comme il se trompe sur mon compte ! Tout général que je suis, je n’ai aucun goût pour le pouvoir. D’ailleurs, en aurais-je que je ne pourrais ambitionner de devenir calife. Le Prophète nous a montré l’exemple : cette charge doit aller à un homme de Dieu et non à un homme de guerre. Chez nous, les soldats ne sont que le bras armé d’un corps dont la tête est le calife, et l’âme, Dieu. Oui, je suis sincère. Mais je suis un âne, aussi. Pour briller auprès de mes amis lettrés de Médine et de La Mecque, je leur ai raconté toutes vos belles histoires. Mon peuple en est tellement friand ! Et Omar a dû croire que je complotais ! Je suis stu-pide. Stupide aussi de lui avoir parlé de ces livres. Si je ne lui en avais rien dit, il ne s’en serait pas soucié. En me demandant de les détruire, il veut éprouver mon obéissance. Si je m’y refuse, il me fera abattre comme un traître. Si je me soumets, la souillure de cet assassinat d’un millénaire de pensée humaine rejaillira sur moi, et sur moi seul. Je suis perdu…
    — Ne sois pas lâche, général ! Tu nous parles de vertu, d’honneur, de fidélité, et quand le moment est venu de choisir entre ton destin et ta réputation, tu choisis la fuite. Est-ce ainsi que tu comptes me plaire ?
    Hypatie se dressait devant eux, belle et terrible. Dans sa longue robe blanche, sous sa lourde chevelure noire nouée par un diadème constellé de perles, on eût dit la déesse Athéna. Le regard étincelant qu’elle jeta à Philopon et à Rhazès leur fit comprendre qu’il était temps pour eux de se retirer. Le vieux philosophe et le fougueux médecin ne pouvaient plus rien faire pour contrer les ordres du calife. Alors, dans un dernier haussement d’épaules, ils sortirent lentement, dignes et raides, pareils à des statues.
    Le second regard qu’Hypatie posa ensuite sur Amrou fut sans équivoque.

Les thermes d’Alexandrie
    Une semaine seulement s’écoula entre le moment où Amrou Ben al-As avait reçu l’ordre de

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