Le bûcher de Montségur
Midi de l’Église de Rome.
Son côté le plus spectaculaire, le plus révoltant pour le monde chrétien – le rejet absolu des dogmes de l’Église et même de ses symboles les plus sacrés –, a bouleversé jusqu’à l’horreur les pays où l’Église était forte et l’hérésie rare. Dans le Midi de la France les progrès de l’hérésie vont de pair avec la décadence de plus en plus grande de l’Église, et il est difficile de dire lequel des deux phénomènes détermine l’autre ; ce que l’on sait des chefs de l’Église du Midi à l’époque de la croisade montre que de tels évêques eussent fait douter de la sainteté de l’Église les catholiques les plus fervents.
Voici ce que nous apprend Innocent III sur le clergé languedocien, et en particulier sur son chef, Bérenger II, archevêque de Narbonne : « Des aveugles, des chiens muets qui ne savent plus aboyer, des simoniaques qui vendent la justice, absolvent le riche et condamnent le pauvre. Ils n’observent même pas les lois de l’Église : ils cumulent les bénéfices et confient les sacerdoces et les dignités ecclésiastiques à des prêtres indignes, à des enfants illettrés. De là l’insolence des hérétiques, de là le mépris des seigneurs et du peuple pour Dieu et pour son Église. Les prélats sont dans cette région la fable des laïques. Mais la cause de tout le mal est dans l’archevêque de Narbonne : cet homme ne connaît d’autre Dieu que l’argent, il n’a qu’une bourse à la place du cœur. Depuis dix ans qu’il est en fonctions il n’a pas visité une seule fois sa province, pas même son propre diocèse. Il s’est fait donner cinq cents sous d’or pour consacrer l’évêque de Maguelonne, et lorsque nous lui avons demandé de lever des subsides pour le salut des chrétiens d’Orient, il a refusé de nous obéir. Quand une église vient à vaquer, il s’abstient de nommer un titulaire afin de profiter des revenus. Il a réduit de moitié le nombre des chanoines de Narbonne pour s’approprier les prébendes, et retient de même sous sa main les archidiaconés vacants. Dans son diocèse on voit les moines et les chanoines réguliers jeter le froc, prendre femme, vivre d’usure, se faire avocats, jongleurs ou médecins 21 . » Ce tableau est si éloquent qu’il semble difficile d’y ajouter grand-chose ; mais l’enquête menée par le pape révèle encore que l’archevêque a pour baile un chef de routiers aragonnais, c’est-à-dire un bandit des grands chemins. Le pape fulminera en vain contre Bérenger : cet intraitable vieillard, plus zélé pour la défense de ses intérêts que pour les affaires de son diocèse, tiendra tête aux légats pendant des années et ne se laissera déposer qu’en 1210, quand la croisade aura triomphé par la force des armes.
L’évêque de Toulouse, Raymond de Rabastens, issu d’un milieu hérétique, passe sa vie à guerroyer contre ses vassaux, et pour se procurer des ressources met en gage les terres du domaine épiscopal. Lorsqu’en 1206 il est enfin déposé pour simonie, Foulques de Marseille, abbé de Thoronet, son successeur, ne trouve dans la caisse de l’évêché que quatre-vingt-seize sous toulousains, et n’a même pas d’escorte pour mener ses mules à l’abreuvoir (l’autorité de l’évêque est si peu respectée qu’il n’ose pas envoyer ses mules à l’abreuvoir communal sans escorte armée). Il est littéralement traqué par les créanciers de son prédécesseur qui viennent le déranger jusque dans le chapitre. L’évêché de Toulouse, dit Guillaume de Puylaurens, « était mort ».
Les conciles tenus dans le Languedoc à cette époque ordonnent aux abbés et évêques de porter la tonsure et le vêtement de leur ordre, leur défendent de porter des fourrures de luxe, de jouer aux jeux de hasard, de jurer, d’introduire à leur table histrions et musiciens ; d’entendre matines dans leur lit, de causer de frivolités pendant l’office, et d’excommunier à tort et à travers. Il leur est recommandé de convoquer leur synode au moins une fois par an, de ne pas recevoir d’argent pour conférer les ordres, et de ne pas se faire payer pour célébrer des mariages illicites et casser des testaments légaux.
Quelle pouvait être l’attitude des laïques en face de prélats qui négligeaient leurs devoirs à ce point ? On le sait : aucune personne respectable ne voulait plus destiner ses enfants à la
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