Le bûcher de Montségur
les parfaits, qui avaient pour le meurtre une horreur si démesurée qu’on en a vu (tels ces hérétiques pendus en 1052 à Goslar, en Allemagne) qui ont préféré mourir plutôt que de tuer un poulet, ne pouvaient en aucune façon encourager le suicide : ces contempteurs de la vie terrestre avaient pour cette même vie un respect total, et ne permettaient pas à la volonté humaine, toujours mauvaise et arbitraire, d’intervenir par la violence dans le destin d’une âme en quête de son salut. Ces gens ne recherchaient pas le martyre, et leur courage devant la mort venait moins de leur indifférence à la vie que de l’ardeur de leur foi.
Les parfaits se distinguaient également par leur langage doux et grave et leur habitude de prier constamment et de parler sans cesse de Dieu ; le même Kosma y voit une ruse habile et un trait d’orgueil : ils n’élèvent jamais la voix, ne disent jamais de paroles malsonnantes, ils n’ouvrent la bouche que pour des paroles pieuses, et prient en public en toutes occasions comme les hypocrites que dénonce le Seigneur. Ce sont des loups revêtus de peaux d’agneaux. C’est par leur piété indiscrète qu’ils séduisent les ignorants.
Il se peut que la pratique de la prière, chez les parfaits, ait obéi à des règles et des techniques particulières, probablement de tradition orientale. En tout cas, l’exemple souvent cité du parfait visité par Berbeguera, femme du seigneur de Puylaurens, qui restait sur sa chaise « immobile comme un tronc d’arbre, insensible à tout ce qui l’entourait » 19 , ferait penser à quelque saint homme hindou en extase. Mais il est évident qu’on ne conquiert pas les cœurs en restant assis immobile sur une chaise. Les parfaits étaient surtout réputés pour leurs œuvres de charité.
Pauvres eux-mêmes, ils disposaient des dons des fidèles pour secourir les malheureux ; et quand ils n’avaient rien à donner, ils étaient là, apportant le réconfort de leur parole et de leur amitié, ne dédaignant pas la compagnie des plus déshérités. Ils étaient souvent médecins, ce qui semble paradoxal de la part d’hommes ayant un tel mépris du corps. Habile moyen de propagande, soit ; mais on ne devient pas un bon médecin sans accorder quelque attention et quelque amour au corps que l’on soigne ; la charité s’adresse au corps plutôt qu’à l’âme. Les procès de l’Inquisition citent le témoignage du chevalier Guilhem Dumier, qui, soigné avec dévouement par un médecin parfait, s’en vit abandonné le jour où il refusa d’abjurer la foi catholique. Le fait ne devait pas être très courant : des médecins qui auraient eu l’habitude d’agir ainsi eussent vite fait de perdre leur clientèle, et leurs futurs convertis du même coup.
Il en va de même pour le témoignage de la femme de Guillaume Viguier qui, bien que son mari veuille la convertir au catharisme « à coups de bâton 20 » (moyen de persuasion assez peu efficace), s’y refuse parce que les bons hommes lui ont dit que l’enfant dont elle était enceinte était un démon. Le mari et la femme devaient être assez ignorants et le « bon homme » ne péchait pas par excès de tact ; mais il est évident que ce cas est une de ces exceptions qui confirment la règle : des prédicateurs qui tiendraient toujours un pareil langage à leurs paroissiennes ne se seraient pas acquis une réputation de bonté.
On reconnaît en général que la charité des parfaits ne s’adressait pas aux seuls adeptes de leur secte, et que c’était elle, au contraire, qui attirait les malheureux auxquels les ministres cathares venaient en aide. On peut tromper les grands et les savants, non le petit peuple : il n’accorde son amour ni à l’austérité ni à de belles paroles, mais à une bonté et une compassion qui viennent du fond du cœur.
Tous les témoignages s’accordent pour affirmer que c’est par leur exemple que les parfaits ont gagné les cœurs de leurs fidèles ; du secret de leur vie spirituelle, du rayonnement de leur personnalité, rien ne nous reste que ce témoignage éclatant, mais imprécis, qu’est l’extraordinaire succès de leur apostolat.
Les causes secondaires qui ont favorisé l’expansion du mouvement cathare sont si nombreuses et si évidentes que leur seule énumération donnerait presque à croire que la nouvelle religion n’avait même pas besoin d’apôtres aussi admirables pour détourner les peuples du
Weitere Kostenlose Bücher