Le bûcher de Montségur
prêtrise, et, d’après le témoignage de Guillaume de Puylaurens, « les fonctions ecclésiastiques inspiraient aux laïques un tel dédain qu’elles donnaient lieu à une forme de jurement, comme on le fait pour les Juifs. De même qu’on dit : « J’aimerais mieux être Juif », on disait : « J’aimerais mieux être chapelain que faire ceci ou cela. » Les clercs, lorsqu’ils se montraient en public, cachaient leurs petites tonsures en ramenant vers le front les cheveux de derrière la tête. Rarement les chevaliers destinaient leurs enfants au sacerdoce : ils ne présentaient que les fils de leurs gens aux églises dont ils percevaient les dîmes. Les évêques tonsuraient ceux qu’ils pouvaient, selon le temps 22 …» Le bas clergé, recruté au hasard, négligé par les évêques, méprisé par le peuple, vivait dans des conditions si misérables que, d’après le témoignage d’Innocent III cité plus haut, les prêtres désertaient en masse le sacerdoce pour des métiers plus riches en possibilités.
Ce lamentable état de choses provoque les protestations indignées non seulement du pape mais aussi des abbés et évêques étrangers, en particulier de ceux qui sont de tradition cistercienne, tels Jean de Salisbury. Geoffroi de Vigeois ne ménage pas ses critiques au clergé régulier, il dit que les moines portent l’habit laïque, mangent de la viande, se disputent : « Je connais un monastère où régnent quatre abbés. »
Quant à l’attitude des laïques, elle est plus sévère encore ; les troubadours écrivent des sirventès pleines de colère et de railleries contre le luxe, la débauche, la vénalité des prélats. Leurs écuries, disent-ils, sont meilleures que celles des comtes, ils ne mangent que des poissons rares et des sauces aux épices coûteuses et offrent à leurs maîtresses des bijoux de prix. Ce sont des hypocrites qui s’indignent de choses aussi innocentes que la beauté des parures féminines et n’ont nul souci de charité ni de justice. Ils aiment le riche et oppriment le pauvre. Les attaques les plus violentes contre les mœurs de l’Église sont devenues un des lieux communs de la littérature satirique, et ceci dans les milieux ecclésiastiques eux-mêmes.
Beaucoup d’édifices religieux sont abandonnés, faute de prêtres desservants ; dans certaines églises le peuple se réunit pour y organiser des danses et chanter des chansons profanes. Cet état de choses va d’ailleurs de pair avec l’importance grandissante de l’Église cathare et souvent les paroissiens qui abandonnent leur église vont écouter les sermons des bons hommes. Mais il faut tenir compte aussi d’un certain esprit d’indifférence religieuse qui avait fini par gagner le peuple, par suite de la négligence des clercs. Quant aux classes supérieures, quand elles n’étaient pas hérétiques, elles faisaient preuve d’une tolérance si grande qu’en cette époque de foi, elle ne pouvait que faire scandale. S’il y a eu dans cette société des catholiques sincères – ce qui est plus que certain –, leur catholicisme n’était pas celui du pape ni des légats ni celui de la masse des croyants des autres pays. Enfin, la noblesse surtout devait compter beaucoup de sceptiques ou d’indifférents qui, le plus sincèrement du monde, proclamaient que l’Empire de Rome et le pape ne sont rien à côté d’un baiser de leur dame.
Certes, il faut toujours se garder de prendre trop à la lettre les invectives des papes et des moines et les indignations des poètes satiriques : une Église qui pouvait encore se permettre un langage pareil et tolérer sans s’en émouvoir de telles attaques était une Église forte. Les diocèses du Languedoc n’étaient pas tous desservis par des évêques tels que Bérenger de Narbonne, les églises n’étaient pas toutes abandonnées et l’on peut soupçonner des chroniqueurs catholiques comme Guillaume de Puylaurens d’avoir un peu noirci le tableau pour montrer à quel point la croisade était nécessaire. On voit souvent un régime qui a triomphé par la force exagérer les tares de celui qui l’a précédé, et cela en toute bonne foi. Même à l’époque de la Croisade, le Midi de la France n’a pas dû manquer de paroisses paisibles desservies par de braves curés et les personnes qui assistaient à la messe dans les grandes cathédrales d’Albi et de Toulouse ne devaient pas être toutes remplies de mépris pour
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