Le bûcher de Montségur
l’Église. Ces hommes triés sur le volet, choisis et ordonnés avec tant de circonspection que même dans une Église déjà prospère ils ne seront jamais qu’une infime minorité, ont forcé l’admiration de leurs pires ennemis. D’après le nombre des hérétiques brûlés pendant les années de croisade (on ne brûlait généralement que les parfaits), on peut juger qu’ils ont dû être plusieurs milliers dans le Midi de la France, en comptant ceux qui ont pu réussir à se cacher jusqu’au bout, ceux qui sont passés en Italie, ceux qui ont dû tomber victimes du hasard des massacres de la guerre. Or, dans toute l’histoire de la croisade et des années qui l’ont suivie, les historiens n’ont enregistré que trois cas d’abjuration de parfaits : encore le premier, le converti in extremis échappé par miracle au feu, n’était-il qu’un néophyte, non encore « consolé », le second, Pons Roger, converti par saint Dominique, n’est présumé avoir été un parfait qu’à cause de la rigueur de la pénitence imposée à lui par le saint. Le troisième est Guilhem de Solier, qui, en 1229, abjura pour ne pas être livré au bûcher, et acheta sa vie au prix de la dénonciation de ses frères. Si l’on songe à ce qu’est la mort par le feu, on est saisi d’étonnement quand on constate que sur des centaines d’hommes et de femmes menacés de cette mort, il ne se soit trouvé qu’un seul traître.
Mais les parfaits ne sont pas admirés pour leur courage, qui, avant la croisade, n’a pas encore donné sa pleine mesure. Leurs adversaires sont unanimes à reconnaître la pureté de leurs mœurs, et le pape et saint Dominique leur rendront un hommage éclatant le jour où ils décideront de lutter contre eux « avec leurs propres armes », et où le saint catholique s’en ira prêcher pieds nus et vivre d’aumônes, pour suivre le bon exemple donné par les prédicateurs hérétiques.
Les parfaits ne sont pas seulement les hommes austères qui gagnent l’admiration par leur mépris des biens de ce monde : le peuple leur a donné le surnom de « bons hommes », expression qui dans le langage actuel a perdu son vrai sens ; c’étaient les hommes bons. Cette seule appellation semble apporter un démenti à ceux qui dépeignent le catharisme comme une religion triste, indifférente aux misères d’un monde qu’elle méprise. Ces maigres hommes vêtus de noir, avec leurs cheveux longs et leur visage pâle, ont frappé les imaginations moins par l’austérité de leurs mœurs que par leur bonté. Une austérité revêche et triste n’eût attiré personne. Ces hommes ou femmes qui s’en allaient, deux par deux, visiter villages, châteaux et faubourgs, provoquaient, partout où ils passaient, une vénération sans bornes ; et le comte de Toulouse n’a fait qu’exprimer les sentiments répandus depuis longtemps dans le peuple le jour où, montrant un parfait mal vêtu et mutilé, il a dit : « J’aimerais mieux être cet homme-là que roi ou empereur 17 . »
L’autorité morale de ces hommes est telle que l’Église n’ose que très timidement élever sa voix pour les accuser d’hypocrisie. Tout au plus les accuse-t-on de trop afficher leur ascétisme. Les bons hommes sont, en effet, des jeûneurs intraitables : ils ne se contentent pas de ne toucher à aucune nourriture « impure », d’observer trois carêmes par an durant lesquels ils jeûnent trois jours par semaine au pain et à l’eau, mais ils préféreront mourir plutôt que d’absorber fût-ce une miette d’un aliment défendu par leur religion. La pratique du jeûne, de tout temps répandue dans toutes les religions, mais beaucoup plus développée en Orient qu’en Occident, semble jouer dans la vie des parfaits un rôle tout particulier : en tout cas, pour le peuple comme pour l’Église, ils sont avant tout des hommes qui jeûnent. Kosma le Prêtre 18 décrit déjà les bogomiles comme des gens au visage pâle, émacié, marqué par les privations.
Tels des yogis ou des fakirs, certains parfaits avaient une telle passion pour le jeûne poussé à l’extrême qu’on a pu les accuser de vouloir mettre fin à leurs jours : c’est ainsi que s’explique la légende de l’endura, ou mort volontaire par la grève de la faim (dont en fait on ne cite qu’un seul cas précis, au XIV e siècle, à l’époque où la religion cathare agonisante avait déjà perdu son vrai caractère). En réalité,
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