Le cadavre Anglais
et intima à un groupe de cavaliers du guet à cheval d'avoir à faciliter la retraite du jeune homme. Un chevalier de Saint-Louis, d'évidence un vieil officier, joignit sur un ton d'autorité sa voix à celle du commissaire, se plaignant hautement que ces responsables de la police et du bon ordre demeurassent spectateurs et indifférents des outrages perpétrés à l'égard d'un original victime de son goût pour la singularité. La scène laissa Nicolas songeur. Que ce peuple était versatile et comme un rien pouvait en un instant en changer l'humeur et transmuer sa bonhomie en cruauté ! Que devait-on en conclure ? Il en éprouva un malaise, comme devant une menace diffuse toujours prête à former une vague meurtrière.
Comme s'il souhaitait se mettre à l'unisson de son humeur, le temps virait. Le petit vent aigrelet laissa la place à de rageuses bourrasques. Par l'ouest, de gros nuages ardoise aux inquiétants reflets noirs et verts débordèrent la ligne des toits et des cheminées. Brusquement la neige se mit à tomber en tourbillons, transformant vite les voies en fleuves de fange grisâtre. Ces changements de la nature parlaient toujours d'une voix mystérieuse à Nicolas. Il constatait que les moments clés de sa vie s'accompagnaient souvent de cette présence de la neige. Enfant de l'océan, des landes et des bois, ces impressions, quel nom aurait-il pu leur donner ? suscitaient chez lui un malaise qui l'emportait sur la raison. Cela tenait-il aux étranges conditions de sa naissance ? Soudain il pensa à celle qui avait été sa mère et éprouva comme un grand vide. Il n'était cependant pas assez aveugle sur ses propres tourments pour ne pas déceler que cette crise était la conséquence obligée d'une rupture. La fin de sa relation privilégiée avec M. de Sartine le conduisait sans échappatoire à se considérer comme doublement orphelin. De gros flocons se plaquaient sur son visage ; il enfonça son tricorne sur les yeux. Il essaya de s'abandonner au courant d'une pensée qui désormais devait se cramponner au souvenir des bienfaits reçus dans l'indifférence et l'oubli des mauvaises manières. Il sentit que le mal et le bien étaient tellement ourdis ensemble qu'à tenter de les disjoindre, on risquait de déchirer l'étoffe. Au fond il savait que cela aurait été se déchirer lui-même que de nourrir ainsi des rancunes.
Ce retour en lui-même finit par le calmer et, rasséréné, il rejoignit le Grand Châtelet. Bourdeau était au rendez-vous. M. Le Noir fit bientôt son apparition, son bon visage barré de rides d'appréhension. Il prit Nicolas à part ; le combat avait été rude, le roi s'ingéniant à ne pas répondre et à écarter l'essentiel. Il rechignait à imposer, voulait s'en remettre à M. de Maurepas pour, au bout du compte, se résigner à saisir Sartine, mais en chargeant le malheureux Le Noir de le faire. L'âme en peine, il s'était présenté au ministre qui, après un éclat et de vifs reproches, avait dû s'incliner. Pour l'amiral, l'affaire était allée de suite. Le lieutenant général de police finit par rire, affirmant qu'il en serait d'une perruque à offrir à Sartine et que Nicolas serait chargé, vu l'expérience qu'il avait de la chose, de la choisir. C'était selon lui l'unique moyen de faire sa paix.
Nicolas s'enquit auprès de l'inspecteur de la présence des prisonniers. Ils avaient été extraits de leurs cellules et attendaient sous bonne garde, séparés les uns des autres. Enfin, il prescrivit à Bourdeau d'apporter après un signe convenu les pièces à conviction qui viendraient au moment voulu étayer son argumentation.
Sartine et l'amiral arrivèrent avec une demi-heure de retard, la neige tombant en tempête sur la route de Versailles avait dérangé leurs prévisions. Le ministre salua l'assemblée avec froideur. Il avait revêtu un vieil habit noir que Nicolas lui connaissait et qui, sans le rajeunir, rappelait son ancienne fonction de magistrat de la ville. L'amiral d'Arranet avait revêtu l'uniforme de lieutenant général des armées navales. Nicolas s'interrogea sur son teint empourpré et son air contrarié. La froideur du dehors en était-elle la cause, ou la chaleur d'un débat récent ? Dans la grande salle gothique où flambait un joyeux amoncellement de bûches monstrueuses, le ministre s'installa aussitôt derrière son ancien bureau, tirant sur les rouleaux de sa grande perruque à la chancelière. L'amiral se plaça à sa
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