Le Cercle du Phénix
clémence, mais celle-ci avait déjà
disparu avec son tableau, aspirée par les ténèbres environnantes.
*
Un
feu vif crépitait dans l’âtre du petit salon, illuminant le tapis d’Aubusson où
se mêlaient artistement guirlandes de feuillages, arabesques et rinceaux
d’acanthe. La pièce était meublée avec une simplicité peu conforme au goût de
l’époque, mais cette sobriété résultait d’un choix et non d’un manque d’argent.
Les quelques meubles et décorations qui agrémentaient le salon étaient en effet
d’un goût exquis et assurément de prix, à l’instar des délicates porcelaines de
Sèvres qui ornaient la tablette de la cheminée.
Installée
à une table près d’une fenêtre drapée de velours bleu, Cassandra Jamiston,
parfaitement remise de ses péripéties nocturnes, sirotait un thé fort et
brûlant en laissant ses pensées vagabonder, les yeux fixés sur la toile que
Mark avait tenté de lui subtiliser la nuit précédente et qui avait retrouvé sa
place d’honneur sur le mur du salon.
La
jeune femme avait troqué ses confortables vêtements masculins contre une robe
d’intérieur brodée, d’une coupe simple mais élégante, portée sans dentelles ni
bijoux, car Cassandra n’était pas femme à fanfreluches. Cette sobriété
rehaussait l’éclat de son teint de porcelaine tout en mettant en valeur ses
lumineuses boucles blondes et ses prunelles aux troublants reflets améthyste.
Tel était du moins le sentiment du docteur Andrew Ward, que Stevens, le
majordome, venait d’introduire dans la pièce. Le médecin était un homme d’une
trentaine d’années au visage ouvert et régulier, doté de surcroît, ce qui ne
gâchait rien, de magnifiques yeux verts.
Cassandra
se tourna vers lui avec étonnement.
— Andrew,
que me vaut ta visite au beau milieu de l’après-midi ? N’as-tu donc pas de
patients à voir ? Mais… que fais-tu ?
Celui-ci s’était
vivement rapproché, examinant avec inquiétude une légère éraflure encore
fraîche sur la joue droite de Cassandra.
— Tu es
blessée ? Que t’est-il arrivé ?
Cassandra eut un
mouvement de recul. Andrew était comme un frère pour elle, mais son excessive
sollicitude l’avait déjà maintes fois agacée.
— J’ai poursuivi un
voleur cette nuit, répondit-elle d’un ton un peu sec.
Le médecin parut
horrifié par cette révélation.
— Un voleur ?
Es-tu folle ? Dans quelle situation t’es-tu mise encore ?
Imperturbable, Cassandra
continuait à déguster son thé.
— Je
ne courais pas grand risque, c’était encore un enfant. Il s’est introduit dans
le manoir par effraction mais il n’a pas eu de chance. Je l’ai surpris un de
mes tableaux à la main, et il a détalé comme s’il avait le diable à ses
trousses en m’apercevant. En vérité, ajouta-t-elle avec un sourire réjoui,
c’est moi qui lui ai fait peur.
Andrew
se laissa tomber dans un fauteuil, image même de l’accablement.
— Je
suppose que tu as récupéré ce qu’il t’avait dérobé, soupira-t-il en se versant
une tasse de thé.
— Bien
entendu. Je ne pouvais pas le laisser partir avec mon tableau de Rubens,
repartit Cassandra en désignant la toile en question d’un léger signe de tête.
Il m’a coûté une fortune, sans même parler de sa valeur artistique.
Andrew
contempla le profil aquilin de la jeune femme, partagé entre blâme et
admiration. Il la connaissait depuis de longues années, et pourtant certains
aspects de sa personnalité ne manquaient jamais de lui faire imaginer le pire
lorsqu’ils avaient le malheur de se révéler.
Cassandra
n’était pas une femme de son temps, loin s’en fallait. Au sein d’une société
victorienne engoncée dans ses principes moraux et ses préjugés, elle faisait fi
des conventions avec une facilité déconcertante, non dénuée d’une pointe de
provocation. En dépit de sa richesse et de sa beauté, qualités susceptibles de
lui ouvrir de nombreuses portes dans toutes les strates de la société, elle
avait choisi de vivre dans un manoir reculé du Surrey plutôt qu’à Londres. Ses
affaires l’obligeaient cependant à se rendre fréquemment dans la capitale.
L’origine de sa fortune paraissait pour le moins mystérieuse, mais elle avait
su la faire fructifier intelligemment dans le commerce, activité respectable
s’il en fut. Les excellents investissements qu’elle réalisait aux quatre coins
de l’Empire, aussi bien aux Indes
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