Le Cercle du Phénix
froids, arrachent comme
toujours un frisson à Cassandra, qui serre plus étroitement contre sa poitrine
le paquet qu’elle a amené. La femme, mi-infirmière, mi-geôlière, ouvre la
marche. Cassandra se concentre sur son dos musclé, ses cheveux gris sévèrement
noués en chignon, et tente par ce moyen dérisoire de faire abstraction de tout
le reste.
Enfin, la gardienne s’arrête devant une porte métallique
et sort un trousseau fourni de sa poche. Les clés cliquètent tandis qu’elle
cherche la bonne.
— Comment va-t-elle ? chuchote Cassandra.
— Elle
est plus calme à présent, répond laconiquement la femme. Appelez en cas de
besoin.
Elle ouvre la porte et s’efface pour laisser
passer la visiteuse, puis referme derrière elle. Cassandra pénètre dans une
cellule chichement éclairée par une minuscule fenêtre placée à quinze pieds du
sol. Le mobilier est réduit à sa plus simple expression : un petit lit de
fer, une table de chêne et deux tabourets.
Sur l’un des tabourets est assise Angelia, ou plutôt
l’ombre d’Angelia. Les mains croisées sur les genoux, le regard et le cheveu
terne, elle est vêtue d’une pauvre robe de laine grise qu’en temps normal elle
serait morte plutôt que de porter.
Cassandra s’assoit sur l’autre tabouret et pose le
paquet sur la table.
— Je
te les ai amenées, annonce-t-elle avec douceur. Tu me les as réclamées, te
rappelles-tu ?
Comme sa sœur ne réagit pas et
continue à fixer ses mains avec obstination, Cassandra défait l’emballage. À la
vue du contenu, le regard d’Angelia s’éclaire enfin et un sourire dément étire
ses lèvres pâles. Elle tend une main tremblante et prend les deux poupées dans
ses bras, la brune et la blonde.
— Pearl
et Ruby, mes chéries, mes amours, mes trésors… psalmodie-t-elle en les pressant
contre son sein.
Cassandra regarde sa sœur tandis
qu’elle berce les poupées en chantonnant une comptine. Sa sœur si belle, si
forte et si brillante, devenue en l’espace de quelques semaines cette pitoyable
créature, cette malheureuse folle qui ne sait plus distinguer une poupée d’un
être vivant. Car la raison d’Angelia, déjà vacillante, a complètement sombré
lorsque Cassandra l’a rejetée en Bohême. Dès son retour à Londres, en proie à
une terrible crise d’hystérie, elle a tenté de se jeter sous la locomotive d’un
train et il a fallu l’intervention de cinq hommes solides pour la maîtriser et
l’empêcher de commettre l’irréparable. Elle représentait alors un tel danger
pour les autres et pour elle-même qu’elle a été enfermée dans cet asile isolé
dont la masse lugubre se dresse à quelques miles de la capitale.
Devant le spectacle de cette déchéance, Cassandra
éprouve une tendresse sans limite mêlée à une répulsion horrifiée.
Un silence paisible s’instaure entre les deux sœurs,
puis Angelia recommence à fredonner.
Soudain, elle s’interrompt et murmure d’un air rêveur en
caressant la tête des poupées :
— Notre
mère nous berçait ainsi…
Prise au dépourvu, Cassandra ne sait
que répondre. Elle aimerait interroger Angelia sur leur passé, sur leur mère,
mais craint sa réaction. Elle se tait donc, et le silence reprend ses droits.
Une heure passe ainsi, quand un cri strident, saturé
d’épouvante, retentit non loin de là, dans une cellule voisine. Cassandra
sursaute, Angelia se fige puis se met à trembler. Un second cri résonne.
Angelia se penche brusquement et enserre le poignet de Cassandra de ses doigts
crispés.
— Fais-moi
sortir d’ici ! ordonne-t-elle d’une voix dure, méconnaissable.
Elle a recouvré toute sa lucidité,
Cassandra le voit aussitôt. La femme déterminée qui se tient en face d’elle et
lui broie le poignet est Lady Angelia Killinton, chef du Cercle du Phénix, sa
véritable sœur.
Elle soutient son regard quelques secondes, puis répond
avec calme :
— Non.
Les prunelles d’Angelia se voilent,
elle lâche le poignet de Cassandra et recommence à bercer ses poupées. C’est
fini, l’instant de conscience est passé, de nouveau son esprit s’est évadé.
Cassandra attend encore un peu, puis se lève et
contourne la table pour embrasser sa sœur.
— Au
revoir, dit-elle tendrement.
Angelia ne relève pas la tête, elle ne
semble pas l’avoir entendue. En vérité, elle se rend à peine compte de sa
présence.
Cassandra quitte la pièce sans se retourner. Elle le
voudrait
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