Le Chant des sorcières tome 3
côté de la cour.
Comme le baron Jacques auquel Marthe avait interdit de les accompagner, Mathieu n'insista pas. Il la regarda s'élancer à la course vers la porte, essuya sur sa joue le sang qui perlait et lui emboîta le pas.
Il devait s'assurer que les siens étaient en sécurité.
*
Assis dans la felouque qui glissait sur les eaux sombres du Nil, Enguerrand de Sassenage regarda s'éloigner les remparts d'Héliopolis. Sans regrets. Il n'y avait pas trouvé la paix. Seulement des amis qu'il avait quittés la veille. Bien qu'il leur ait promis le contraire, il savait déjà qu'il ne les reverrait pas.
D'une main ferme, il rajusta son maigre ballot à son épaule.
Il emportait avec lui tout ce que cette terre lui avait légué. La carte antique enroulée autour de sa taille entre les deux épaisseurs de sa ceinture de toile et le poignard d'Aziz que le père de Malika lui avait restitué en échange de son épée. Il n'avait pas voulu garder cette dernière, trop voyante. Injustifiée. Pour ce qui était des autres découvertes d'importance, il les avait tant étudiées que le moindre détail était ancré dans sa mémoire. Osiris, le dieu géant venu des Hautes Terres, avait su préserver son trésor bien mieux qu'il ne le ferait. Il le lui avait laissé.
Il partait donc en ce vingt-quatrième jour de mars.
Il n'était pas prêt, mais il avait compris qu'il ne le serait jamais. Mounia le hantait. Enguerrand de Sassenage savait qu'il ne ferait pas son deuil sur cette terre. Entre l'eau et le sable. Entre la luxuriance et le désert.
Il partait.
En quête d'un nouveau monde.
Il suivrait l'itinéraire que le père d'Aziz avait tracé sur la carte, peu avant de mourir. Itinéraire qu'Aziz lui-même aurait emprunté si un tremblement de terre au soir de ses noces n'était pas venu contrecarrer ses projets. Si Mounia n'était pas née.
Alexandrie, Tripoli, Tunis, Alger, Tanger, puis l'Espagne, passé Gibraltar. Là il se mettrait en quête d'un armateur assez fou pour le croire et traverser l'Atlantique en passant par les Açores, où la lignée d'Aziz avait commencé.
À pied, la route serait longue mais il n'avait pas le choix. Ses dernières piastres, Enguerrand venait de les dépenser pour descendre le fleuve et il devrait par la suite improviser pour subsister. C'était pour cette raison qu'il avait décidé de longer la côte. Les ports offraient de multiples possibilités, jusqu'aux rats qu'il pourrait manger.
Il fouilla dans sa ceinture, déplia un linge et en extirpa une datte qu'il se mit à sucer avant de ranger les autres. Cadeau de Malika. Il sourit. Au dernier moment, se hissant sur la pointe des pieds, des larmes silencieuses sur ses joues en feu, elle l'avait embrassé sur la bouche.
Il avait fallu ce départ pour qu'il se rende compte qu'elle l'aimait.
« Dommage », songea-t-il. Dommage que son cœur soit devenu trop sec à force de pleurer. Elle aurait été fière de le garder à ses côtés.
Son voisin de traversée, un vieillard édenté à peine moins dépenaillé que lui, lui tapota le bras.
— Regarde…
Enguerrand suivit la direction de son doigt tendu. Une jeune fille courait le long de la berge, agitant ses bras. Il la reconnut sans hésiter. Malika devait le guetter depuis la veille. Avide d'un geste en forme de promesse.
L'inconnu, à côté de lui, lui répondit par de grands signes. Enguerrand s'y refusa. « À quoi bon ? » songea-t-il. À quoi bon entretenir un espoir quand tout est terminé ? Il savait par expérience la douleur que cela causait.
Il cracha le noyau de datte dans l'eau, puis détourna la tête vers l'autre rive. Immobile à l'égal de ce sphinx qui gardait Gizeh, il fixa ses yeux sur les trois pyramides qui se détachaient au loin, presque en enfilade. Utilisant le plan de son bâtisseur, il avait visité la plus grande, que Kheops s'était appropriée.
« À quoi bon ? » se répéta-t-il encore. Il n'avait plus personne avec qui partager ses secrets.
Résolument cette fois, il fixa son regard sur l'eau verte. Une vie d'errance l'attendait.
Qu'il s'y perde ou non, il était prêt.
*
— Je répète. Où est le baron ?
— Je ne sais pas.
— Algonde ?
— Je ne sais pas.
— Donne-moi une seule raison de te garder en vie si tu ne sais rien, gronda Marthe en prenant à la gorge l'intendante de la maisonnée qui l'avait accueillie sitôt franchi le seuil de la grande salle de réception.
La pauvre femme roula des yeux
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