Le Chant des sorcières tome 3
la herse de l'ancienne forteresse royale qui, à quelques encolures maintenant, se dressait sur la colline. Il força l'allure. La porte passée, Aymar de Grolée mit pied à terre devant l'écurie, laissant aux bons soins du palefrenier son cheval fatigué par la course. Il n'eut pas le temps de s'enquérir de l'abbesse qu'un moine à l'allure austère s'avançait vers lui. L'homme portait une tunique aussi blanche que son scapulaire sous un capuce noir. L'habit des dominicains. La communauté la plus proche était celle d'un monastère à Romans-sur-Isère. Que faisaient-ils ici ?
Ils s'inclinèrent l'un devers l'autre.
— Je suis venu de loin solliciter audience auprès de la supérieure, mon père. Pourriez-vous m'annoncer ?
— Je crains que ce ne soit impossible, mon fils.
Le ton était sec. L'œil fureteur sous de broussailleux sourcils froncés, l'inconnu déplut à Aymar de Grolée. Il n'était pas venu de Bressieux, épuisant ses montures après chaque relais, pour se contenter d'une fin de non-recevoir ! Il insista.
— Suivez-moi, lui accorda le moine au bout d'un long moment de réflexion.
Glissant ses deux mains dans la largeur de ses manches, il martela d'une marche rapide l'allée pavée de l'enceinte. Aymar de Grolée le talonna, curieux à la fois de sa présence et de ce tocsin qui venait de sonner au clocher.
Au pied du donjon, il ne put s'empêcher de lever les yeux vers le dernier étage. Rattrapé par un frisson désagréable, il se laissa avaler par les murs épais, certain que la présence ici de la Très Sainte Inquisition, évidente derrière l'homme, était liée aux étranges visions de Jeanne de Commiers.
*
Bien loin de là, en Sardaigne, assise à même le sol, le dos calé contre un bloc de roche noire qui surplombait le nuraghe et la plaine, Mounia tressait habilement l'osier que lui avait donné Catarina. À quelques pas, battant les couvertures devant la pinnettu, Lina chantonnait, lèvres fermées, avec ce timbre guttural qui parfois amenait au cœur de l'Égyptienne un pincement léger. En contrebas, dans l'amoncellement de rochers, les deux plus jeunes des enfants jouaient avec un chien qu'ils avaient trouvé errant quelques jours plus tôt et adopté. Manches retroussées, Mounia se prit à sourire. Elle se sentait bien. Infiniment gaie, même si Enguerrand lui manquait. Quatre jours plus tôt, il s'était rendu en ville accompagné de Catarina, la chevrière. C'était leur troisième voyage. Chaque fois ils emportaient un tonnelet d'épices, dissimulé sous les vanneries que pendant leur absence Mounia et les aînés confectionnaient. Chaque fois ils avaient vendu la marchandise un bon prix sans attirer l'attention des soldats du vice-roi ni des brigands. Mounia était sereine. Elle savait que rien ne leur arriverait sur cette Terre des Géants. Bientôt, ils en repartiraient pour gagner Le Caire. Elle leva les yeux vers l'azur. Pas un nuage ne le troublait.
— À quoi songes-tu? demanda Lina, interrompant son chant et sa tâche.
— À ce soleil qui me dore. À la paix retrouvée de ces lieux. À cet enfant qui grandit dans mon ventre, et que je ramènerai ici un jour pour qu'il sache le miracle de sa conception…
Lina éclata d'un rire clair.
— Te voici l'âme poète, mon amie !
Mounia le lui accorda d'un haussement d'épaules. Lina roula la couverture qu'elle avait en main et l'abandonna dans un des paniers pour s'asseoir près d'elle. Elles demeurèrent un moment silencieuses.
— Resteras-tu ici lorsque nous aurons quitté l'île ?
— Où irais-je ? rétorqua Lina en ramassant quelques petits cailloux sombres entre ses pieds écartés.
De formes irrégulières, veinés de brun, de violet ou de rose, ils tapissaient les anfractuosités.
— Il y a longtemps que tu n'as pas confectionné de bijoux, se souvint Mounia. Tu le pourrais avec ces pierres.
— J'y songeais, en vérité, mais je deviens fainéante ici. Regarde.
La Sarde déplia son bras comme si elle avait voulu ensemencer la plaine à ses pieds.
— N'ai-je pas tout ce qu'il faut ? Avec l'argent que rapporte la vente des épices, mes enfants pourraient eux aussi se passer toute leur vie de travailler.
— Tu t'ennuierais, lui opposa Mounia, reprenant entre ses doigts le maillage de l'osier.
Lina soupira.
— Sans doute. Mais pas encore. J'ai trop souffert, trimé contre vents et marées. Un peu de quiétude me plaît.
Mounia approuva d'un hochement de tête. Après
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