Le Chant des sorcières tome 3
avaient précédés. L'odeur du sang qui y régnait le surprit davantage. On voulait visiblement le déstabiliser. Dans quel dessein ? Jeanne avait-elle eu la vision de sa venue ? Cherchait-on à le confondre à travers sœur Albrante ? Pourquoi n'ouvrait-on pas les volets ? À cela s'ajoutait un autre fait troublant. Jusque-là, le seigneur de Bressieux n'avait pas croisé la moindre religieuse. Comme si la communauté tout entière se terrait. Lui confiant un falot, le père Gabriel le mena au bout d'un couloir.
Une porte était ouverte. Il suffit d'un pas de plus à Aymar de Grolée pour comprendre que c'était de là que la puanteur venait. Son cœur s'accéléra dans sa poitrine. À quoi rimait cette mise en scène ? Pour quelle raison voulait-on l'y impliquer ? Au sol, une tache de sang caillé épaisse et noirâtre collait aux dalles de terre cuite et s'élargissait du seuil vers l'intérieur.
Il se tourna vers le père Gabriel.
— Qu'est-ce que…
— Jetez un œil dans la pièce, mon fils.
Aymar de Grolée s'avança, se gardant toutefois de marcher dans la croûte poisseuse. Il leva la lanterne au bout de son bras tendu et s'écœura du spectacle qui s'offrait à lui. Éparpillés parmi les bocaux, cornues et chaudrons renversés, des lambeaux de chair, de vêtements et de membres bourdonnaient de vermine et de mouches. Le corps tout entier d'une religieuse avait été disloqué. Mais le pire se trouvait au plafond, accroché à un de ces cercles suspendus munis de crochets qui servaient à sécher des bouquets. Au milieu de la menthe de Saint-Jean, séparée du reste de son corps, la face mortifiée de sœur Albrante fixait sur lui un regard blanc. Ses yeux avaient été arrachés.
Jamais il n'avait vu pareil carnage. Devant cette abomination, le sire de Bressieux recula. Il se heurta au père Gabriel. La voix de celui-ci sinua jusqu'à son oreille.
— Vous comprendrez, je pense, que nous ayons à cœur de vérifier si le diable ne souhaite pas remettre ça…
*
À l'instant de raccompagner la révérende, l'opinion de Jacques de Sassenage était faite. Seule Marthe pouvait être responsable de ce crime. Ce qu'il ne parvenait à comprendre, c'était comment elle avait eu vent de leur projet. Restait à savoir si elle avait réservé à Jeanne le même sort qu'à sœur Albrante. Il en frémissait d'épouvante.
— Votre discrétion…
— … est évidente, termina Jacques devant la portière de la voiture.
L'abbesse avait souhaité repartir au plus vite, refusant de laisser plus longtemps ses consœurs aux prises avec les dominicains. Elle accepta la main du baron pour gravir le marchepied. Saluant d'un signe de tête quelques-uns des courtisans qui déambulaient de la demeure au jardin et du jardin à la demeure, il se hâta en quête de Marthe. Fort heureusement, Philippine avait eu l'heureuse idée d'une promenade à cheval avec Algonde. À son retour il devrait lui annoncer, de même qu'à ses cadettes, la mort de sœur Albrante, en les termes convenus avec l'abbesse. Une méchante fièvre. Voilà qui serait bien suffisant pour expliquer son trépas. Il décida par contre de n'épargner aucun détail à Sidonie. Depuis qu'il lui avait promis de la sauver des griffes de Marthe, tous deux s'accrochaient l'un à l'autre, non plus avec l'ardeur qui les avait poussés à s'unir, la résurrection de Jeanne les en empêchait, mais avec une confiance mutuelle qui cette fois ne souffrait d'aucun nuage. Ils se devaient d'être solidaires et avertis. D'autant que la présence des dominicains n'allait pas faciliter les choses. Quelle stupidité de les avoir alertés ! L'abbesse elle-même en était embarrassée. De fait, devant la découverte macabre, son premier réflexe avait été de prévenir le prévôt. Face à l'inconcevable et à la configuration de la forteresse qui démentait toute intrusion dans son enceinte, l'homme s'était précipité à Romans. Avertie de l'arrivée du père Gabriel, l'abbesse avait jugé bon de s'avancer jusqu'à la Bâtie pour prévenir Jacques. Sa première idée avait été que Jeanne avait assisté au massacre et s'était terrée dans quelque corridor, traumatisée. L'abbesse avait attendu que l'abbaye soit fouillée avant d'admettre sa disparition.
Jacques trouva Sidonie qui brodait sous une tonnelle de chèvrefeuille avec d'autres dames. En le voyant paraître, Marthe leva le nez de son propre ouvrage et un léger sourire étira ses affreux traits.
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