Le Chant des sorcières tome 3
organisée sans elle. Tristesse, petits bonheurs l'envahissaient jour après jour tandis qu'elle se réappropriait l'histoire des siens. D'apprendre que ses filles avaient été élevées à Saint-Just, juste sous ses fenêtres, sans qu'elle en ait conscience, lui avait broyé le cœur, tout autant qu'elle s'était réjouie de savoir à quel point sœur Albrante les avait choyées. Entendre parler de Philippine la ramenait à Marthe, à la mort cruelle de la religieuse, à ses visions d'autrefois. La douleur revenait alors, piquant de larmes le gris de ses yeux. Oubliant ses résolutions, Aymar s'approchait, l'attirait contre son épaule et la berçait doucement.
— Tout finira par s'arranger, affirmait-il, le cœur battant à se rompre.
Peu à peu, Jeanne avait fini par le croire. Par reprendre foi en ce qu'elle était. Sans pudeur, à son tour elle lui avait expliqué. Ses visions, la certitude qu'elle pourrait le moment venu tromper la Harpie, ne gardant que pour elle le moyen, improbable, qu'elle avait vu dans ses rêves.
Désormais Aymar était heureux. De sa confiance recouvrée, de son rire qui s'accrochait à ses rides précoces et la rendait plus belle. Plus désirable encore. Ils n'avaient pas reparlé du baiser échangé dans la grotte. Jacques de Sassenage était entre eux, mais il voyait bien que Jeanne ne le regardait plus comme avant et surtout qu'elle baissait les yeux trop vite lorsqu'il les contemplait.
Il lui avait tout dit de ses intentions. Épouser Philippine pour la mettre à l'abri si le prince Djem ne le pouvait.
— L'aimez-vous ? avait demandé Jeanne.
— Vous savez bien que non, avait-il répondu.
Elle avait rougi, souri légèrement. Lui aussi. À quoi bon en exprimer davantage ? Il ne lui avait pas caché ses sentiments autrefois, avant qu'elle n'épouse Jacques. Ce qui était impossible hier n'était pas possible davantage ce jourd'hui. Demain, en retrouvant sa place et son rang, Jeanne reprendrait ses distances. Lors, il jouissait de sa présence comme d'un cadeau, refusant de voir que le temps passait et que le Piémont se rapprochait.
Ce 17 juillet 1484, Aymar de Grolée mit pied à terre devant une maison basse qu'on lui avait indiquée à l'entrée du village comme appartenant au bourgmestre. Sans hésiter il actionna le marteau de la porte. Derrière lui, dans la rue et sous l'œil intrigué des habitants, Barbe aidait Jeanne de Commiers à descendre de cheval.
Une petite femme replète à l'allure de servante vint ouvrir au bout de quelques minutes. Aymar s'inclina devant elle en guise de bonjour.
— Je suis le sire de Bressieux, auriez-vous l'amabilité de m'annoncer à votre maître ?
L'air amusé, elle pencha la tête de côté pour jauger son équipage, puis s'écarta pour le laisser passer.
— Si vous voulez patienter un moment, dit-elle avant d'enfiler un petit corridor.
Modeste de dimensions, la demeure du bourgmestre n'en était pas moins coquette et sentait l'importance. Aymar suivit du coin de l'œil les pas de Jeanne devant le perron. Grimée en homme avec sa chemise ample, son pourpoint, ses braies et ses bottes, elle avait l'allure d'un hobereau, qu'aurait démentie l'ampleur de sa poitrine à un regard appuyé. Se délassant les bras par de petits moulinets d'épaules devant un massif de marguerites, elle répondait avec gentillesse aux questions de garnements qui, moins farouches que les grands, avaient suivi leurs chevaux sitôt qu'ils avaient franchi le gué.
— Soyez le bienvenu sous mon toit, messire…
Aymar de Grolée détacha ses yeux de la croisée. Âgé d'une quarantaine d'années, l'homme qui s'avançait vers lui était de très petite taille. Comparé à Aymar, il avait l'air d'un nain. Le crâne dégarni donnait plus d'espièglerie au regard noir et de curiosité aux oreilles, légèrement pointues. L'habit, bien coupé, était sobre, le sourire franc, la main tendue. Il fut instantanément sympathique à Aymar de Grolée.
— Je me rends au château de Revel, chez mon ami le marquis de Saluces, dit-il en serrant à peine les doigts enfantins dans sa paume épaisse, s'inquiétant de les meurtrir.
Il reçut en retour une franche poignée.
— Et avec la nuit qui vient, vous craignez les loups sur votre chemin, comprit aussitôt le bourgmestre.
Aymar de Grolée hocha la tête.
— Sommes-nous loin ?
— Vous venez d'entrer sur ses terres, mais Revel est à une journée de route encore. Fiona m'a dit qu'une dame
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