Le Chant des sorcières tome 3
attirait d'ordinaire. Abandonnant son poste, elle longea la coursive. Demeurant un peu à l'écart pour ne pas gêner, elle regarda quelques poissons ramenés sur le pont frétiller dans un glacis d'eau salée. La plupart étaient en charpie.
Six matelots, tendus sous le poids du filet, appelèrent à l'aide. Visiblement une de leurs prises avait provoqué ce carnage et attiré les peaux bleues. Le flot bouillonna plus violemment contre la coque, un des ailerons s'enfonça sous la surface, touché par une flèche. En une fraction de seconde, les deux autres se retournèrent contre lui. Si Mounia s'horrifia de la violence de la lutte, les matelots en profitèrent pour accélérer la cadence, les pieds calés, les muscles bandés par l'effort. Le filet pesait lourd. Le poisson continuait de se déverser au fur et à mesure qu'il remontait. À l'image du soleil qui déclinait, l'eau s'auréolait de pourpre. Le requin blessé se débattait dans un dernier souffle contre les siens, tandis qu'autour de lui, autour d'eux, les traits continuaient de s'abattre.
— Murène ! s'époumona un des hommes en apercevant le fond du filet. Ils hésitèrent un court instant. La remonter ou perdre la pièce.
— Hardi ! hardi ! lança un des pirates en réaffirmant sa prise sur les mailles.
Il décida les autres. Encore quelques minutes de combat contre la bête vorace et gigantesque qui s'agitait, prisonnière des rets, avant qu'elle ne s'abatte avec fracas sur le pont, les faisant tous reculer sous sa menace.
Dans le mouvement, Mounia se heurta à Luirieux, juché, un instant plus tôt, sur la dunette. Le capitaine qui y était resté hurla ses ordres.
En quelques secondes ce fut la curée. La murène ondula sur l'eau résiduelle, cherchant davantage un repli qu'à attaquer. Les premières flèches la clouèrent au sol. Un des pirates, le plus sanguinaire de tous, que Mounia avait pu voir à l'œuvre lors de l'abordage d'un marchand, l'enjamba en riant et leva son sabre. À l'instant où il lui sectionna la tête, Mounia détourna la sienne contre le pourpoint de Luirieux qui l'avait saisie aux épaules.
— Viens, lui dit-il, cette petite distraction m'a mis en appétit.
Mounia frissonna.
La dernière fois. La dernière nuit.
Luirieux ne lui épargnerait rien.
Comme ces poissons privés d'air qui se mouraient lentement, elle se résigna et le suivit dans la soute.
*
Cela faisait dix jours que, escortés de Barbe, Aymar et Jeanne avaient quitté la forêt des Coulmes. Tous trois avaient traversé des plaines, des cours d'eau et des forêts avant d'atteindre les premiers sommets. Là, il leur avait fallu longer des ravins escarpés, suivre des gorges profondes, gravir une crête, puis une autre et une autre encore, redescendant chaque fois dans des vallées enchanteresses fleuries de rhododendrons et d'orchis vanillés. Ils s'étaient délectés de la pureté des sources, baignés à la faveur d'une petite cascade ou rafraîchis à l'eau d'un torrent.
Le premier guide qu'ils avaient trouvé les avait conduits à un village haut perché. Ils y avaient passé la nuit, accueillis chaleureusement par les habitants. Le lendemain, un autre avait pris le relais pour les mener. Chaque soir, le même rituel recommençait. Seuls ces hommes nés au milieu des rochers savaient les sentes qu'il fallait emprunter sans risque, les orages qui pouvaient éclater, les plantes qu'on pouvait cuisiner. Ils étaient fiers de cette responsabilité, fiers de pouvoir la partager.
Peu à peu, Jeanne et Aymar avaient relâché leur vigilance, s'accordant aux paysages somptueux qui s'offraient à leurs yeux, aux parfums d'herbes et de menthe sauvage que la chaleur de l'été renforçait. D'un doigt pointé, leur guide leur montrait un troupeau de moutons qui fleurissait de taches blanches un flanc de montagne, plus loin c'étaient des vaches, ici des chamois, plus haut des bouquetins qui descendaient en cascade sur les rochers.
Jeanne reprenait goût à la vie. Goût à la liberté. Sitôt qu'elle avait été plus alerte, Aymar lui avait trouvé une monture pour qu'elle puisse avancer à son rythme. La bienséance le voulait. Mais l'un et l'autre, sans se le dire, avaient regretté ces premiers jours de promiscuité.
Au moment des haltes, laissés en tête à tête, ils parlaient longuement. Jeanne voulait tout savoir de ses enfants, de Jacques, de Sidonie. Aymar lui racontait ces six années durant lesquelles la vie à la Bâtie s'était
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