Le Chant des sorcières tome 3
silence. Quelques minutes. Puis, n'y tenant plus, Fiona se tourna vers Jeanne.
— Vous pouvez me raconter, si vous le voulez. Nous les gens de peu n'avons pas la malice des grands pour se goberger du malheur. Et puis surtout, nous savons garder les confidences…
Jeanne la fixa. Elle se sentait bien ici. Elle s'installa sur le banc, devant une des assiettes. Demain son voyage s'achèverait. Elle avait cru en quittant le souterrain que ce serait délivrance. Ce soir elle avait le cœur lourd, malgré la belle surprise de ce gîte.
Son visage dut le traduire, car, abandonnant spontanément ses marmites et toute bienséance, Fiona vint lui entourer les épaules de son bras trop court.
— Ne dites rien, va. Je crois bien avoir deviné, dit-elle à mi-voix.
— Je doute…
Fiona soupira.
— Les cœurs battent de la même manière, dame Jeanne, quel que soit l'endroit où ils sont nés. Je l'ai bien vu tantôt lorsque vous êtes entrés. Il n'est pas votre époux, mais vous vous aimez…
Jeanne voulut la détromper sur ce dernier point. Elle en fut incapable et se fustigea. C'était incompréhensible, impossible. Jacques lui avait tant manqué.
— Jamais je n'aurais imaginé que cela arriverait, laissa-t-elle tomber d'une voix morte.
Contre toute attente, et quelles qu'en soient les raisons, il lui fallait bien se l'avouer.
Elle était tombée amoureuse d'Aymar de Grolée.
*
Mounia s'éveilla en sursaut. On secouait vivement Hugues de Luirieux endormi sur la paillasse à côté d'elle. Se tournant de trois quarts à l'instant où son bourreau ouvrait un œil, elle reconnut un de ses hommes, penché au-dessus de lui.
— Nous sommes à quai ? s'étonna Luirieux en se redressant.
Mounia recolla l'oreille contre son bras replié. Elle était épuisée, douloureuse de partout, et n'aspirait qu'à se rendormir jusqu'au moment de débarquer.
— Il nous a échappé, lâcha l'homme en baissant la voix.
Instantanément Mounia se tendit sous la couverture, mise en alerte. Luirieux bondit sur ses pieds.
— Comment ça, échappé ?
— Il a plongé.
Le cœur de Mounia s'affola dans sa poitrine.
— À combien sommes-nous des côtes ?
— Trois milles au moins.
Il y eut un silence.
— Dans son état, il ne les atteindra jamais, lâcha Luirieux avec certitude.
— D'autant que ces eaux sont infestées de peaux bleues, comme on a pu en juger.
Mounia étouffa un cri dans sa gorge avant de se redresser, hagarde.
— Enguerrand… murmura-t-elle, un sanglot dans la voix.
L'homme baissa les yeux, tourna les talons. Luirieux la fixa d'un œil morne.
— Je ne suis pas responsable de sa stupidité, martela-t-il avec humeur avant de sauter dans ses braies.
L'instant d'après, elle restait seule dans l'obscurité, oscillant entre le doute et l'espoir, entre la consternation et la révolte. Bouleversée.
Hugues de Luirieux s'approcha du bastingage pour rejoindre son compagnon qui battait les flots noirs d'un regard vide.
— Ai-je été convaincant ? demanda ce dernier.
— Autant qu'il le fallait, lui assura Luirieux en s'installant à ses côtés.
L'homme laissa échapper un petit rire.
— Elle ne va pas s'en remettre.
— Tant mieux. Cette petite garce n'a eu que ce qu'elle méritait.
— Et s'il avait survécu, là-bas ? demanda-t-il encore.
Hugues de Luirieux haussa les épaules.
— Il respirait à peine quand nous l'avons quitté. Et quand bien même il se retrouverait sur mon chemin un jour ! Il recevrait la même punition que je lui ai infligée, à elle. Je lui dirais qu'elle est morte….
— Et ensuite ?
Hugues de Luirieux ricana, satisfait de la ruse qu'il avait employée pour tenir Mounia à sa merci durant la traversée.
— Ensuite… je l'achèverais.
26
Il avait la sensation d'avoir un ballot de lentilles dans la bouche. La langue, lourde, les tournait et retournait sans cesse dans l'espoir de les déglutir sans y parvenir jamais. Il ne parvenait pas davantage à ouvrir les yeux, comme si un poids compactait ses paupières. Quant à son corps tout entier, il s'enfonçait tant dans la matière qu'il paraissait mort. Il ne souffrait pas, sauf quand il inspirait. Un trait de feu lui traversait alors la poitrine, de sorte que par réflexe, il prenait le moins d'air possible pour respirer.
Privé de mouvements, il l'était aussi de mémoire, abruti par les substances qu'on le forçait à boire à intervalles réguliers. Parfois pourtant
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