Le chant du départ
Buonaparte, né le quinze août 1769, une place de cadet-gentilhomme dans la compagnie des cadets-gentilshommes établie dans mon école militaire », prie « l’inspecteur général, M. de Timbrune-Valence, de le recevoir et de le faire reconnaître en ladite place ».
Le 30 octobre, Napoléon Bonaparte quitte Brienne en compagnie de ses quatre camarades et d’un minime qui les surveille.
Ils prennent d’abord la voiture jusqu’à Nogent, et là embarquent sur le coche d’eau pour Paris.
Le ciel est gris. De temps à autre il pleut.
Mais un cadet-gentilhomme de quinze ans peut-il se laisser aller à la mélancolie lorsqu’il se dirige vers la capitale du royaume de France, où le roi l’accueille comme boursier de sa plus prestigieuse école militaire ?
Voilà ce qu’arrache un étranger, le citoyen d’une patrie vaincue, un Corse, quand il sait vouloir.
« Je veux », murmure Bonaparte.
1 - 1,58 m environ.
2 - 1,10 m environ.
3.
Bonaparte marche dans Paris. C’est « un petit jeune homme fort brun, avec des culottes à parements rouges, triste, rembruni, sévère » mais dont les yeux avides dévorent la ville.
Souvent il s’arrête. Il laisse s’éloigner le minime qui accompagne ses quatre camarades de Brienne.
Bonaparte veut éprouver seul, jouir seul de ce spectacle qui l’enivre même si son visage ne tressaille pas. Mais en son for intérieur il vibre comme une corde tendue.
Il n’a que quinze ans et deux mois, mais il devine cette ville, il la ressent comme un vaste théâtre, un horizon ouvert. Il traverse le Pont-Neuf encombré de voitures et de charrois. Des barges sont amarrées aux quais. Les portefaix se fraient un chemin dans une foule bigarrée où se mêlent les tenues les plus contrastées, celle, recherchée, d’un jeune aristocrate et celle, dépenaillée, d’une femme à la poitrine forte et aux bras nus.
On le bouscule sans même le regarder. Mais lui, voit. Il découvre ces immeubles d’angle de la place Dauphine dans leur raideur comme des gardes en habit rouge et parements blancs. De l’autre côté du pont s’alignent les hôtels particuliers, devant lesquels se succèdent les carrosses. Et il aperçoit des clochers et des dômes. Bientôt, ce seront les places, le Champ de Mars, l’or des coupoles rehaussant le gris des toits d’ardoises. Il s’exalte. Il respire cet air où se mêlent l’odeur des ordures, celles du crottin et de la sueur. Il écoute ces bruits de roues sur les pavés, cette rumeur des pas de la foule pressée dans les rues étroites et ces voix, voix françaises que pour la première fois il ne ressent pas comme hostiles, étrangères.
Il pense à la Corse, à son ciel, à ses paysages, à la beauté des criques, à sa langue, aux siens, mais Paris, si vaste, si munificent, si bouillonnant, est aussi une mer. C’en est fini, de la Champagne pouilleuse et de l’horizon borné de Brienne. Dans cette ville où tout semble bouger, où la grandeur royale s’affiche à chaque pas, dans les constructions monumentales et la statuaire, l’adolescent se sent moins étranger que dans l’univers confiné de l’école provinciale. Ici, le vent souffle comme au bord d’un rivage, et le jeune homme du Sud déraciné retrouve dans la capitale une démesure à laquelle la mer et les cieux immenses l’ont habitué.
Quand l’un de ses condisciples, Laugier de Bellecourt, l’attend pour le pousser du coude, partager cette joie d’être enfin, là, dans une ville qui déborde de vie, dont la liberté des moeurs s’exprime dans chaque corps, dans l’audace des regards, Bonaparte s’écarte.
Laugier de Bellecourt, son cadet de plus d’une année, a pourtant été durant quelques mois l’un de ses proches à Brienne. Mais Bonaparte a vite rejeté cette amitié équivoque : Laugier de Bellecourt, avec son air doux de fille, est sans doute l’une des « nymphes » de l’école. Bonaparte n’oublie pas. Il se détourne. Qu’on le laisse seul pénétrer dans cette ville, découvrir dans la plaine de Grenelle, non loin de l’hôtel des Invalides, l’École Militaire de Paris.
Au fur et à mesure qu’il s’approche du bâtiment, la beauté de ce palais, dominé par un haut dôme quadrangulaire, l’impressionne sans qu’il en laisse rien paraître.
Il entre le dernier du groupe pour admirer les huit colonnes corinthiennes, le fronton, les statues qui le surmontent, l’horloge encadrée de guirlandes.
Il franchit les grilles de
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