Le chant du départ
l’opinion, le Directoire est composé d’hommes corrompus, rivaux. Il importe donc de ne pas se compromettre avec l’un des clans et montrer qu’on ne s’est pas enrichi à la guerre.
Si l’on reçoit rue de la Victoire, ce doit être d’abord des hommes de sciences ou de lettres, des savants, des membres de l’Institut, des militaires. Il ne faut pas être confondu avec les hommes politiques. Berthollet, Monge, Laplace, Prony, Bernardin de Saint-Pierre, Desaix ou Berthier : ces citoyens-là sont au-dessus de tout soupçon. On parle métaphysique et poésie à Marie-Joseph Chénier, on fait une démonstration de mathématiques à Laplace, son vieil examinateur de l’École Militaire.
Pari réussi, quand Laplace s’exclame : « Nous nous attendions tous à recevoir tout de vous, excepté une leçon de mathématiques ! »
Une idée germe : être candidat à l’Institut, à la place laissée vacante par Carnot. Les journaux en parlent aussitôt. Chaque matin Napoléon les lit. Les journalistes s’étonnent : ce général ne paraît être préoccupé que de cette candidature honorable, désintéressée.
Le 25 décembre, Napoléon est élu par trois cent cinq votants dans la Première classe de l’Institut, Sciences physiques et Mathématiques, section des Arts mécaniques.
Le lendemain, il prend place entre Monge et Berthollet, afin d’assister, à quatre heures et demie de l’après-midi, à la première séance de l’Institut. Le soir, Mme Tallien, lors d’un dîner, le félicite.
Moins de trois années ont passé et il est proche du sommet. Mais il est trop tôt pour montrer qu’il le sait.
Il faut encore paraître n’être rien et ne s’occuper de rien.
Il a appris à ne pas se laisser griser par l’encens. Lors de la cérémonie officielle que le Directoire a organisée en son honneur dans le palais du Luxembourg, il ne tourne pas la tête vers ceux qui l’acclament aux cris de « Vive Bonaparte ! Vive le général de la grande armée ! » Les rues autour du palais sont pleines d’une foule enthousiaste.
Elle est là pour moi. Elle crie mon nom .
Parce qu’il l’entend, il regarde d’une autre manière les cinq Directeurs dans leur grand manteau entre le rouge clair et l’orangé, jeté sur les épaules, leur grand col blanc, leurs dentelles, leur habit brodé d’or, leur chapeau noir retroussé d’un côté et orné d’un panache tricolore.
Ce ne sont pas leurs noms que répète la foule. Ce n’est pas pour eux que le canon tire, que l’autel de la patrie entouré des statues de la liberté, de l’égalité et de la fraternité a été dressé, et que sur la musique de Mehul, des choeurs entonnent Le Chant du retour, dont les paroles sont de Chénier : c’est pour moi .
Mais eux, les cinq Directeurs, ont le pouvoir d’organiser cela. Et le pouvoir, c’est un réseau de complicités, d’assurances et de contre-assurances, toute une toile d’araignée qui lie des centaines d’hommes entre eux.
Ils tiennent cela, encore.
Talleyrand prononce le discours. « Je pense à tout ce qu’il a fait pour se faire pardonner cette gloire, dit-il, tourné vers Napoléon, à ce goût antique de la simplicité qui le distingue, à son amour pour les sciences abstraites… Personne n’ignore son mépris profond pour l’éclat, pour le luxe, pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes. Ah, loin de redouter son ambition, je sens qu’il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l’arracher aux douceurs de sa studieuse retraite… »
Napoléon, le visage impassible, les lèvres serrées, les yeux immobiles, écoute. Talleyrand, sans qu’ils aient eu besoin de se concerter, le sert.
Ma modestie doit être éclatante .
Napoléon est décidé à ne prononcer que quelques mots, comme il convient à celui qui a choisi d’être effacé.
« Le peuple français, pour être libre, commence-t-il, avait les rois à combattre. Pour obtenir une Constitution fondée sur la raison, il y avait dix-huit siècles de préjugés à vaincre… Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre. »
On l’acclame. La foule a-t-elle compris que le pays ne dispose pas encore des « meilleures lois » ? Et que lui, Napoléon, le sait ? Il fallait qu’il le dise, quitte à être imprudent, car il doit incarner la volonté de changement.
Et depuis qu’il est arrivé à Paris, on le questionne. Que
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