Le chant du départ
Pharaon, que le flot va balayer. Mais ils atteignent enfin le rivage, dans la rumeur des vagues. Le général Caffarelli a perdu sa jambe de bois.
Napoléon s’avance sur un promotoire qui domine le flux. Voilà où sont nés les mythes. C’est là qu’il est debout, c’est ici que son destin se nourrit, ici que sa légende, peut-être, naîtra.
Sur le chemin du retour, il découvre le canal creusé par les pharaons. Il descend de cheval, le suit un long moment.
Le temps, comme le sable, ensevelit le travail des hommes, mais laisse vivante leur légende.
Il retrouve Bellilote. Il vit avec elle quelques jours de passion physique et d’oubli.
Parce qu’il sait qu’il va devoir s’éloigner et retrouver la solitude de l’action. Déjà, il laisse son imagination l’emporter. La Turquie est en guerre désormais. Ses troupes sont en Syrie et se dirigent vers l’Égypte. Il faut les arrêter. Et donc, partir à leur rencontre. Les battre, et après les routes s’ouvrent vers l’Inde ou vers Constantinople.
Mais au début du mois de février, un commerçant français, Hamelin, a réussi à franchir le blocus anglais. Il apporte des nouvelles d’Europe. La France doit faire face à une coalition, ses conquêtes sont menacées. « Si, dans le courant du mois de mars, le rapport du citoyen Hamelin se confirme et que la France soit en armes contre les rois, je passerai en France », dit Napoléon.
Les portes de l’avenir se sont rouvertes.
Il va quitter Le Caire pour la Syrie.
On lui présente trois grenadiers de la 32 e demi-brigade, accusés d’avoir tué deux Égyptiennes chez elles, lors d’une tentative de vol. Le Divan veut que le général en chef les juge.
Ils sont en face de lui, frustes et protestant de leur innocence, rappelant les combats auxquels ils ont participé. Il les interroge. Ils se troublent. Des preuves, un bouton, un morceau d’uniforme, les accablent. Il décide seul. Ils seront fusillés.
Quelques heures plus tard, ils sont exécutés en présence de toute la brigade, après avoir levé leur verre « à la santé de Bonaparte ».
Il écoute le récit de l’exécution. Des soldats ont protesté, d’autres se sont félicités du châtiment au nom de l’ordre, de la discipline et de la justice. Il dit au médecin Desgenettes qui se trouve à son côté :
— Comment diable disputerait-on raisonnablement à un homme, à qui l’État confie quelquefois la vie de cent mille hommes, le droit de réprimer d’après sa conviction des délits aussi graves…
Il fait quelques pas, puis il ajoute :
— Un général en chef doit être investi d’un pouvoir terrible.
34.
Il fait froid. Napoléon se retourne. À quelques centaines de mètres, le village brûle. Il entend encore quelques cris, puis, parce qu’il s’éloigne vite au milieu de la cavalcade de l’escorte, ces hurlements s’effacent. Berthier s’approche de lui et, tout en galopant, l’interroge sur ses blessures. Napoléon donne un coup d’éperon et étouffe une plainte. Sa cuisse est douloureuse, sa tête à chaque instant résonne, bat là où il a reçu le coup, sur la tempe. Il se retourne à nouveau. La compagnie des dromadaires forme un bloc qui cache les flammes de ce village où il eût pu mourir, en ce 15 février 1799. Les paysans se sont précipités sur lui armés de bâtons, parce qu’il était isolé en compagnie de Berthier, ayant laissé l’escorte s’éloigner. Et tout à coup il a été entouré, frappé. Puis la cavalerie a surgi, sabrant, tuant, mettant le feu au village.
Cet incident est un signe de plus. Depuis qu’il avance vers le nord, à la tête des treize mille hommes qui composent son armée, il n’est porté par aucun enthousiasme. Il chevauche pourtant dans le pays de la Bible, celui qu’occupèrent les Croisés. Il imagine un soulèvement des populations chrétiennes de Palestine, et le ralliement des Arabes dressés contre leurs maîtres ottomans. Il pourrait, si cela se produisait, rejoindre soit l’Inde, soit Constantinople, bouleverser la carte du monde. Mais, et il s’en étonne lui-même, il demeure sombre.
Le 17 février 1799, il arrive à El Arich. Les troupes du général Reynier viennent de conquérir la forteresse. Napoléon traverse à pas lents le camp où les soldats ont allumé de grands feux, sur lesquels rôtissent des moutons, des quartiers de chevaux. Ils ont dressé de grandes tentes et, en se penchant, Napoléon aperçoit des silhouettes de
Weitere Kostenlose Bücher