Le chant du départ
femmes, des Noires abyssines, des Circassiennes. Sur le sol sont placés des matelas et des nattes.
Est-ce là l’armée qui peut marcher jusqu’à l’Indus ? Les soldats ne le regardent pas. Le général Reynier s’avance, accompagné de ses officiers. La forteresse d’El Arich était bien défendue, explique-t-il, mais il a conduit l’attaque par surprise. Les Ottomans ont été embrochés pendant leur sommeil. Peu de pertes parmi les assaillants, mais il montre du bras les corps des Turcs entassés sur le sol, il n’y a que quelques survivants.
Napoléon s’avance. « C’est une des plus belles opérations de guerre qu’il soit possible de faire », dit-il. Puis il indique le campement. L’indiscipline y règne. Pourquoi ces feux où chaque groupe de soldats se nourrit à sa guise ? Où sont les approvisionnements ? Qui distribue les vivres ?
Et brusquement Reynier s’emporte, proteste contre l’accusation. Ses officiers l’approuvent. Le général Kléber qui survient ajoute que rien n’a été prévu, qu’on ne peut entretenir une armée sur les magasins pris à l’ennemi.
Napoléon les dévisage.
L’armée quittera El Arich le 21 février, dit-il. Elle marchera vers Gaza, Jaffa, Saint-Jean-d’Acre.
Il se dirige vers sa tente, aperçoit réunis autour d’un feu Monge, Berthollet, et Venture, l’interprète, Vivant Denon, un artiste peintre, le médecin Desgenettes, et quelques autres savants, dont il a souhaité qu’ils suivent l’armée en Syrie.
— Palestine, terre de massacre, dit Venture.
Napoléon le sait. Il pense au dieu Moloch auquel les Phéniciens offraient des hommes en sacrifice, aux massacres d’innocents, ordonnés par Hérode, par les Romains, par les Croisés. La mort, ici a engendré l’Histoire.
Il incarne aujourd’hui l’Histoire en marche. Sa tête et sa jambe sont toujours douloureuses. Mais il est vivant. Ses ennemis sont morts. Il n’est pas d’autre loi depuis l’origine des temps.
Le 25 février 1799, il entre dans Gaza.
La pluie tombe sans discontinuer. Il avance dans l’eau et la boue. Les chameaux meurent de froid sur la route de Ramaleh. Deux monastères en pierres ocre dominent la petite ville. Napoléon s’y rend. L’un est de rite arménien, l’autre catholique. On se presse autour de lui. On embrasse ses mains. Des femmes à la peau très blanche s’agenouillent devant lui. Il écoute. Il est le premier chrétien depuis des siècles à parvenir jusqu’ici. Il traverse les salles voûtées, suivi par le médecin Desgenettes. Ici, dit-il, il faudra organiser un hôpital militaire. Au moment de quitter le monastère catholique, il voit arriver les premiers blessés, entassés sur des charrettes.
Il pleut encore. Les troupes qu’il rejoint avancent lentement vers Jaffa. Il devine leur fatigue, leur lassitude. Les hommes, soldats et officiers, répugnent à s’éloigner davantage encore de la France, et même de l’Égypte où ils ont pris leurs habitudes. Pour quel but ? Briser l’armée turque ? Pourquoi ne pas attendre qu’elle vienne sur le Nil ? Pourquoi faut-il la débusquer ? Faudra-t-il prendre chaque ville au terme d’un combat ? À quoi cela sert-il d’avoir loué Mahomet, appelé les Arabes à se joindre à l’armée, alors que partout ils se dressent, barbares, déterminés, cruels ?
Le 4 mars, voici Jaffa.
Napoléon regarde cette ville qu’il faut enlever. Elle est située sur une sorte de haut pain de sucre. Les maisons s’étagent sur les pentes, protégées par un mur d’enceinte flanqué de tours. Dans le vent froid, il dresse les plans du siège, puis, les travaux presque achevés, il se rend dans les tranchées.
Les soldats se pressent autour de lui, au pied de cette pente qu’il va falloir gravir. Il dicte à Berthier un message au gouverneur de Jaffa : « Dieu est clément et miséricordieux… C’est pour éviter les malheurs qui tomberaient sur la ville que le général en chef Bonaparte demande au pacha de se rendre avant qu’il y soit forcé par un assaut prêt à être livré. »
Napoléon suit des yeux l’officier chargé de porter le message. L’homme s’approche de l’une des portes du mur d’enceinte, on lui ouvre, on le tire à l’intérieur.
Le silence règne sur les tranchées. Tout à coup, on voit apparaître des silhouettes sur les remparts. Elles brandissent la tête de l’officier. Aussitôt ce sont des cris, les troupes s’élancent sans même en avoir reçu
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