Le chant du départ
peuple qui ne reconnaîtrait pas le pouvoir d’un Dieu ? Et qui ne craindrait pas le châtiment divin ? Ou celui des armes ?
Napoléon veut donc que, le 21 septembre, des forces militaires encore plus nombreuses participent à la fête de la République. Il fait construire sur la place Ezbekieh un grand cirque au centre duquel est dressé un obélisque en bois qui porte le nom des soldats tombés pendant la conquête. Un temple entoure le monument. Il porte sur son frontispice, tracée en grandes lettres d’or, l’inscription : Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète . Les drapeaux tricolores sont hissés en même temps que les couleurs turques, le bonnet phrygien et le croissant.
Il faut, pour gouverner, unir les forces, les hommes, les idées, et tenir tout cela serré dans une poigne de fer.
Cette pensée a dû être celle de tous les conquérants, de tous les empereurs, de de tous ceux qui ont voulu imposer leur marque dans l’histoire des peuples.
Il est de ceux-là. Il en est sûr maintenant, en voyant ces soldats qui défilent sur la piste du cirque, puis ces cavaliers qui s’élancent pour une course, comme celles qui jadis ont dû se dérouler ici, au temps des civilisations aujourd’hui mortes.
Il s’avance vers un autel sur lequel ont été déposés la table des Droits de l’Homme et le Coran. Il va s’adresser aux soldats, célébrer leurs exploits et exalter la République.
Il parle. Il sent que ses paroles ne rencontrent aucun écho. Personne ne crie : « Vive la République ! » Ces hommes sont las, inquiets de la guerre qu’ils sentent venir avec la Turquie, angoissés à l’idée d’être prisonniers de leur conquête.
Il lève le bras. L’artillerie lance une salve, puis le feu d’artifice illumine le ciel.
L’enthousiasme des hommes est comme une montgolfière qui se dégonfle. Il faut à chaque instant le ranimer. Sinon, rien n’est possible.
Mais lui-même n’oscille-t-il pas ?
Il se donne à sa tâche. Il fonde l’Institut d’Égypte. Il aime s’y rendre. N’en est-il pas le vice-président ?
Monge, le président, l’accueille dans ce palais qui appartenait à Qassim Bey et qui est situé à Nasrieh, dans les faubourgs du Caire.
Tous les savants de l’expédition logent là, dans les bâtiments qui entourent un jardin ombragé.
Napoléon entre dans la salle de réunion qui était jadis le salon principal du harem. Monge, Berthollet, Geoffroy Saint-Hilaire sont assis autour de lui. Il les écoute. Les trouvailles sont innombrables. À Rosette, expliquera plus tard avec passion Berthollet, le capitaine Bouchard a découvert sur la face polie d’un gros bloc de basalte une inscription grecque, qui semble avoir été traduite en hiéroglyphes et en une troisième écriture, qu’on ne peut identifier. Peut-être pourra-t-on enfin déchiffrer les hiéroglyphes en les comparant aux autres graphies ?
Napoléon écoute. Il oublie ses rêves d’empire, cette idée de marcher vers l’Inde, de nouer une alliance avec Tipoo Sahib, le sultan de Mysore, qui est si antianglais qu’il a accepté que les Français créent à Mysore un club jacobin !
Il visite la bibliothèque qui a été créée dans l’un des bâtiments. Là se côtoient soldats et officiers, et quelques cheiks. Il traverse le jardin, découvre le laboratoire et, plus loin, la maison des peintres. Parfois il participe, dans le jardin de l’Institut, aux discussions des savants.
Il est pris par un autre rêve, celui de la connaissance. Savoir, comprendre. Et l’enthousiasme qui avait été le sien dans ses années d’adolescence le saisit à nouveau : « Dignité des sciences, dit-il en saisissant le bras de Geoffroy Saint-Hilaire. C’est le seul mot qui rende exactement ma pensée. Je ne connais pas de plus bel emploi de la vie pour l’homme, que de travailler à la connaissance de la nature et de toutes les choses à son usage, placées sous sa pensée dans le monde matériel. »
Il continue de parler avec énergie. Il faudrait dresser la carte de l’Égypte, retrouver les traces de ce canal des Pharaons qui partait de Suez vers la Méditerranée.
— Je me rendrai à Suez, dit-il en se levant.
Monge et Geoffroy Saint-Hilaire le raccompagnent jusqu’à l’entrée de l’Institut. Il les dévisage. Ces hommes ont l’air heureux. Il interroge Geoffroy Saint-Hilaire. « Je retrouve ici des hommes qui ne pensent qu’aux sciences, dit Saint-Hilaire d’une voix
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