Le chant du départ
Qui sait écrire ? demande-t-il.
Un sergent se présente.
Cette batterie se nommera, dit Napoléon, « la batterie des Hommes Sans Peur ».
Le sergent écrit, puis un boulet s’écrase à quelques mètres, couvrant le papier de terre.
— Voilà qui m’évitera de sécher l’encre, dit le sergent.
— Ton nom ?
— Junot.
Napoléon regarde longuement ce jeune sergent.
Sentir qu’on oblige les hommes à se dépasser. Les convaincre. Les séduire. Les entraîner. Les contraindre.
À chaque instant, Napoléon découvre ce plaisir intense, brûlant. Et pour cela ne pas se baisser quand arrive un boulet, dormir dans son manteau à même le sol au milieu de ses soldats, charger à la tête de la troupe sous la grêle de balles, se relever quand le cheval est abattu sous soi, affirmer quand les hommes s’élancent, braves, emportés, même s’ils ont tort : « Le vin est tiré, il faut le boire », et si un général apeuré ordonne le repli le traiter de « jean-foutre ».
Jamais encore Napoléon n’a éprouvé une telle plénitude. Il observe Saliceti et les autres représentants en mission, Gasparin, Barras, Fréron, Ricord, Augustin Robespierre. Il les jauge. Augustin Robespierre est le frère de l’homme qui donne son impulsion au Comité de Salut Public. Saliceti est déjà un vieux compagnon.
Ceux-là ont le pouvoir. Ils sont les délégués de la Convention. C’est eux qu’il faut convaincre.
Napoléon entraîne un soir Saliceti sur l’emplacement d’une batterie. Le cheval du représentant est tué. Les balles sifflent. Napoléon se précipite, aide Saliceti à se redresser. Les patrouilles anglaises sont proches. Il faut se dissimuler, marcher en silence, atteindre une autre batterie.
Là, le canonnier vient d’être tué. Napoléon se saisit du refouloir, et comme un simple soldat aide à charger dix à douze coups. Les autres soldats le regardent, quelqu’un entreprend d’expliquer que le canonnier tué… puis s’interrompt, se contente de se gratter les mains, les bras.
Le canonnier avait la gale, personne ne touchait son refouloir par crainte de la contagion. Napoléon hausse les épaules. Est-ce qu’on peut s’arrêter à cela, même si dans les jours qui suivent on commence à sentir les effets de la maladie ?
Pas le temps de se soigner.
Le 29 septembre, les représentants l’ont nommé chef de bataillon. Nouvel élan, nouvelle source d’énergie, nouvelle certitude que l’on peut aller plus loin, plus vite.
Napoléon, chaque jour, rend visite à Saliceti. Il martèle que son plan est le seul qui puisse faire tomber Toulon. Mais les obstacles sont toujours là.
Il répète. Parler, c’est comme un feu de salve. Il le dit à ses canonniers : « Il faut tirer sans se décourager et, après cent coups inutiles, le cent unième porte et fait effet. »
Il sent que Saliceti, Gasparin et plus tard Ricord et Augustin Robespierre, et même Barras et Fréron, ne lui résistent pas.
Cet ascendant qu’on exerce sur les hommes, quelle jouissance ! Quel alcool ! Quelle femme serait capable de donner un tel sentiment d’ivresse et de puissance ?
Il découvre cela.
Saliceti et les représentants obtiennent le remplacement du général Carteaux. « Le capitaine Canon » l’a emporté. Le général Doppet, qui succède à Carteaux, est un ancien médecin, qui ne résiste que quelques semaines.
Napoléon, le visage ensanglanté par une blessure au front, s’avance, au terme d’une attaque, vers Doppet. C’est donc vous « le jean-foutre qui a fait battre la retraite », lance-t-il à Doppet.
Le général s’éloigne, Napoléon regarde les soldats qui l’entourent. Ils injurient le général. « Aurons-nous toujours des peintres et des médecins pour nous commander ? » crient-ils.
Napoléon reste silencieux. Sa foi en lui-même s’enracine : il est celui qui sait commander aux hommes.
Il demande à être reçu par Saliceti, on doit l’écouter, il a fait ses preuves. Voilà plus de deux mois qu’il se bat, qu’il prévoit, qu’il organise.
— Faudra-t-il donc toujours, dit-il, lutter contre l’ignorance et les basses passions qu’elle engendre ? Dogmatiser et capituler avec un tas d’ ignorantacci , pour détruire leurs préjugés et exécuter ce que la théorie et l’expérience démontrent comme des axiomes à tout officier d’artillerie ?
Saliceti baisse la tête, consent.
Le 16 novembre, le général Dugommier arrive à Ollioules pour
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