Le chant du départ
entraînées, dira-t-on, par leurs sacs chargés de bijoux. Les batteries ouvrent le feu, crèvent les coques légères des felouques.
C’est la fin.
Le 19 décembre 1793, les troupes républicaines, « les Carmagnoles », entrent dans Toulon.
Maintenant, Napoléon se tient à l’écart. Il passe sans même tourner la tête devant les pelotons d’exécution qui fusillent. Là on pille. Il croise Barras et Fréron, les deux représentants en mission qui doutaient de la victoire, mais qui aujourd’hui font afficher sur les murs des proclamations annonçant qu’ils vont raser la ville et qu’il faut pour cela douze mille maçons.
Il voit des hommes guider les soldats vers les maisons. Ce sont les Montagnards que l’on vient de libérer des cales du Thémistocle où ils étaient emprisonnés. Ils cherchent leurs dénonciateurs, leurs bourreaux, leurs geôliers. Ils dénoncent à leur tour. Ils massacrent à leur tour.
Parfois la nausée le prend. Le peuple, quel que soit le drapeau qu’il brandit, reste une bête féroce.
Lui n’a rien à voir avec cela.
Il rentre dans son cantonnement. Des femmes l’attendent. Elles supplient. Il ne prononce pas un mot de pitié, mais il intervient, envoie Junot, Marmont ou Muiron, ces officiers qui sont devenus ses proches, arracher quelque victime à la mort.
Que faire d’autre ?
Les hommes sont ainsi. La politique est ainsi.
Il se sent si froid, si lucide que la joie du but atteint s’évanouit.
Que faire maintenant ?
Le 22 décembre 1793, les représentants en mission le convoquent. Ils sont assis autour d’une table, sur laquelle sont posés des verres et des bouteilles.
— Quel est cet uniforme ? demande Saliceti en voyant entrer Napoléon.
Puis il lit un court arrêté que les représentants viennent de prendre. Ils ont nommé le chef de bataillon Napoléon Bonaparte général de brigade, « à cause du zèle et de l’intelligence dont il a donné les preuves en contribuant à la reddition de la ville rebelle ».
— Il faut changer d’uniforme, reprend Saliceti.
Il rit en donnant l’accolade à Napoléon.
Comme tout est terne, quand la course s’arrête.
16.
Napoléon est assis en face de sa mère. La petite table à laquelle ils sont accoudés occupe presque toute la pièce. Les frères et les soeurs se tiennent debout derrière Letizia Bonaparte.
Napoléon se lève, parcourt en quelques pas les trois chambres minuscules qui composent tout l’appartement.
Il a la sensation d’étouffer. Il ouvre la fenêtre mais, malgré le vent froid et humide de ce 4 janvier 1794, l’air lui manque davantage encore.
Il respire mal depuis qu’il a remonté cette ruelle du Pavillon, proche du port de Marseille. Les odeurs de poisson pourri, d’huile et de détritus lui ont donné la nausée. Il s’est arrêté un instant malgré l’averse pour regarder la façade grise, celle du numéro 7 de la ruelle.
C’est là que vivent les siens, au quatrième étage.
Lorsqu’il est entré dans l’appartement, ses frères et ses soeurs se sont précipités vers lui, puis, intimidés, se sont immobilisés. Louis a touché l’uniforme de général.
Letizia Bonaparte s’est approchée lentement. Les quelques mois de misère et d’angoisse l’ont vieillie.
Napoléon a posé sur la table un sac de cuir rempli de lard, de jambon, de pain, d’oeufs et de fruits. Puis il a tendu à sa mère une liasse d’assignats et une poignée de pièces. Enfin il a, d’un autre sac, fait jaillir des chemises, des robes, des chaussures.
Il est général de brigade, a-t-il expliqué. Sa solde est de douze mille livres par an. Il a touché une prime d’entrée en campagne de plus de deux mille livres. Il a droit à des rations quotidiennes de général.
Letizia Bonaparte, d’une voix égale, raconte comment ils ont vécu à La Valette, avec la peur des royalistes, puis à Meonnes, dans ce village proche de Brignoles.
Napoléon écoute. Il dit seulement : « C’est fini. »
Il pense à Barras. Ce représentant en mission s’est montré l’un des plus acharnés terroristes, après l’entrée dans Toulon. Hier encore, au moment de quitter la ville, Napoléon a vu des hommes alignés contre un mur. Des soldats les tenaient en joue. Un officier passait, éclairant d’une torche le visage des prisonniers, et dans l’ombre un dénonciateur chuchotait. Barras caracolait non loin.
À l’état-major de Dugommier, on murmure que lors de ses missions à
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