Le chant du départ
l’armée d’Italie, dans le comté de Nice, Barras s’est constitué un trésor personnel, « au nom de la République », ricane-t-on. Et il en va ainsi de bien des représentants ou des officiers, des soldats même, tous pillards quand ils le peuvent. Les uns chapardent une poignée de figues, les autres des couverts en argent. Les plus habiles et les plus gradés volent les pièces d’or, les oeuvres d’art, et achètent à bon prix les propriétés.
Belle morale !
Seuls quelques-uns, comme Augustin Robespierre, restent intègres et clament que le « rasoir national » doit purifier la République et établir le règne de la Vertu !
— C’est fini, répète Napoléon en se levant, en interrompant sa mère.
Il doit gagner cette guerre-là aussi, contre la pauvreté ou simplement contre la médiocrité.
Il ne veut pas être dupe. La vertu, oui, si elle est pour tous. Mais qui imagine que cela est possible ? Alors il faut, il doit être l’égal de ceux qui possèdent le plus, parce qu’il serait injuste, immoral presque, qu’ils vivent comme des pauvres, lui et les siens, que sa mère, comme elle vient d’en faire le récit, soit contrainte à nouveau de nourrir ses enfants d’un morceau de pain de munition et d’un oeuf.
Dans la tourmente révolutionnaire, les Bonaparte ont tout perdu. C’est justice qu’ils aient leur part de butin.
L’argent, l’argent ! Ce mot claque comme les talons de Napoléon sur les pavés de la ruelle du Pavillon.
Ne pas être pauvre, parce que ce serait un exil de plus. Et que tous les Barras que compte la République s’enrichissent à belles dents.
Valent-ils mieux que moi ?
L’argent, c’est un autre fort de l’Éguillette. Une clé dont il faut s’emparer pour contrôler ces rades : la vie, son destin.
Je veux cela aussi .
Il rentre à Toulon.
Dans son cantonnement, on s’affaire. Il aime ce mouvement des hommes autour de lui. Il a choisi Junot et Marmont comme aides de camp. Il les observe, dévoués, efficaces, admiratifs.
C’est cela, être un chef, devenir le centre d’un groupe d’hommes qui sont comme les planètes d’un système solaire.
Napoléon se souvient de ces livres d’astronomie dans lesquels il s’était plongé avec fascination à Paris, alors que s’effondrait la monarchie.
Les sociétés, les gouvernements, les armées, les familles sont à l’image des cieux. Il leur faut un centre autour duquel ils s’organisent. C’est ce coeur qui détermine la trajectoire des planètes satellites. Que sa force vienne à manquer, et chaque astre s’échappe. Le système se décompose jusqu’à ce qu’une autre force vienne le fixer autour d’un nouveau centre.
En parcourant les forteresses de Marseille et de Toulon dont on l’a chargé de reconstituer l’artillerie. Napoléon joue avec ses idées.
Le mois de janvier 1794 est glacial. Le mistral souffle, tailladant le visage. La guerre et la terreur s’étendent. En Vendée, les « colonnes infernales » du général Turreau dévastent le pays et massacrent. À Paris, les luttes de factions s’intensifient, Saint-Just et Robespierre frappent les « enragés » – Jacques Roux – et les « indulgents » – Danton.
Souvent Napoléon regarde depuis le sommet d’une forteresse vers le large. Il lui a semblé à deux ou trois reprises, à l’aube, apercevoir la Corse. Pascal Paoli, le 19 janvier, a appelé les Anglais à y débarquer et ils ont commencé à s’installer dans le golfe de Saint-Florent.
Paoli n’est plus un centre. Le système tourne autour de la Convention, du Comité de Salut Public et de Robespierre, qui en est la force d’impulsion.
Napoléon rencontre souvent Augustin Robespierre, le frère de Maximilien, représentant en mission auprès de l’armée d’Italie. Mais il écoute plus qu’il ne parle. Augustin Robespierre voudrait connaître son jugement sur les événements politiques. Napoléon, le visage figé, murmure entre ses dents qu’il est aux ordres de la Convention.
C’est Augustin Robespierre qui lui apprend que Lucien Bonaparte – « votre frère, citoyen général » – est un Jacobin prononcé. Sur la proposition de Lucien, Saint-Maximin a pris le nom de Marathon. Lui-même a changé son prénom en Brutus ! Voici ce qu’il a écrit à la Convention, dans les premiers jours de janvier 1794, après la prise de Toulon.
Augustin Robespierre tend à Napoléon une feuille. Napoléon lit sans qu’un seul des plis de son
Weitere Kostenlose Bücher