Le chant du départ
visage bouge :
« Citoyens Représentants,
« C’est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée. Ni l’âge, ni le sexe ne sont épargnés. Ceux qui n’avaient été que blessés ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l’égalité.
« Salut et admiration,
« Brutus Bonaparte, citoyen sans culotte. »
Napoléon rend le feuillet à Augustin Robespierre. Il devine que le frère de Maximilien le scrute et attend un commentaire. Mais Napoléon ne dira rien de ce jeune fou de Lucien qui n’a pas compris que les systèmes changent, et qu’il faut, tant qu’on n’est pas le centre de l’un d’eux, se tenir prudemment sur ses gardes.
Que n’a-t-il vu Louis XVI, le souverain du plus grand des royaumes, coiffer le bonnet rouge, trinquer avec ses anciens sujets, puis, le 10 août 1792, s’enfuir comme un coglione ?
Qui peut dire que Robespierre, demain, ne connaîtra pas le même sort ? Si vertueux, énergique et impitoyable soit-il.
Augustin Robespierre plie le feuillet.
Il a l’intention, dit-il, en accord avec les autres représentants en mission, Ricord et Saliceti, de nommer commandant de l’artillerie dans l’armée d’Italie un général qui a fait ses preuves et dont les sentiments jacobins et révolutionnaires sont prouvés.
Napoléon reste impassible.
— Vous, citoyen Bonaparte.
La nomination à l’armée d’Italie est intervenue le 7 février 1794, et il a suffi de quelques jours pour que Napoléon sente les regards jaloux, presque haineux, des envieux. Un général qui n’a pas vingt-cinq ans, à la tête de l’artillerie de toute une armée ! Nomination politique, insinue-t-on. Bonaparte est robespierriste.
À Nice, en pénétrant dans les pièces qu’occupe près du port le général Dumerbion, Napoléon entend et devine ces insinuations.
Le général Dumerbion a le visage las, les traits tirés. Il fait asseoir Napoléon, l’interroge.
— Ce citoyen Robespierre…, commence-t-il.
Napoléon ne répond pas, laisse Dumerbion s’enferrer, expliquer enfin qu’il est malade, souffre d’une hernie qui l’empêche de monter à cheval, et qu’il donne à Napoléon carte blanche. Il s’agit de remettre en état l’artillerie et d’établir des plans de bataille. Il faut repousser les armées sardes qui tiennent les villes du nord-est du comté de Nice, vers Saorge et le col de Tende. Il faudrait aussi les faire reculer sur la côte, au-delà d’Oneglia.
S’organiser. Travailler. Agir. Napoléon, d’une voix sèche, a donné ses ordres à Junot et à Marmont, puis il parcourt la ville.
Sur l’une des places, dont il distingue encore l’ancienne appellation – place Saint-Dominique –, la guillotine est dressée. Il traverse cette place de l’Égalité, escorté par une patrouille de dragons. Il gagne l’est de la ville, au-delà du port, et choisit sa résidence, rue de Villefranche, dans une belle demeure où le ci-devant comte Laurenti l’accueille aimablement.
Napoléon, quand il aperçoit la jeune Émilie Laurenti, s’immobilise.
Elle n’a pas seize ans. Elle est vêtue d’une robe blanche et porte ses cheveux relevés. Il s’approche, salue maladroitement.
Il a tout à coup le sentiment d’être sale et boueux. Et il l’est, car la pluie tombe sur Nice ce 12 février 1794.
Napoléon se laisse guider par Laurenti vers sa chambre. Il se retourne : Émilie Laurenti le suit des yeux.
Voilà des semaines qu’il ne croise pas le regard d’une femme. Parfois, durant le siège de Toulon, à la table du contrôleur Chauvet, Napoléon a dîné avec les filles de cet officier. Mais le canon tonnait. Il fallait aller dormir dans son manteau, à même la terre, derrière les parapets.
Dans cette maison niçoise, Napoléon retrouve la douceur et la grâce, la faiblesse d’une jeune fille.
L’uniforme lui devient lourd. Le tissu est rêche, le cuir des bottes raide.
Dans sa chambre, Napoléon ouvre la fenêtre. Sous le ciel bas, la mer paraît noire. Emprisonné entre deux petits caps, le port n’est qu’une anse naturelle. Sur la grève, on a tiré les tartanes et les barques.
C’est comme une vision d’enfance, un paysage de Corse, peut-être en moins rude, en plus tendre.
Tout à coup, Napoléon ressent le désir de se laisser aller et recouvrir par une vague d’émotion, de sentiments,
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