Le chant du départ
le temps s’écoule. Son imagination, à partir des cartes, s’enflamme. Il anticipe le mouvement des troupes, les réactions de l’adversaire. Tout s’ordonne dans son esprit comme le déroulement d’une démonstration mathématique, d’un système.
Lorsqu’il s’adresse à Augustin Robespierre ou au général Dumerbion, il sent que rien ne résiste à sa pensée.
Un jour d’avril, Augustin Robespierre lui parle longuement, l’entraînant sur le quai du port, lui disant qu’il a écrit à son frère Maximilien pour lui faire l’éloge de ce « citoyen Bonaparte commandant d’artillerie au mérite transcendant ».
L’armée d’Italie a suivi ses plans. Saorge, Oneglia, le col de Tende sont tombés, et Dumerbion, dans un message à la Convention, a reconnu ce qu’il devait « aux savantes combinaisons du général Bonaparte qui ont assuré la victoire ».
— Pourquoi, reprend Augustin Robespierre, ne pas jouer un rôle plus grand encore, à Paris ?
Napoléon s’arrête, fait mine de ne pas comprendre. Il a préparé un plan, dit-il, qu’il veut soumettre à Maximilien Robespierre. Il s’agit d’un projet d’attaque par l’armée d’Italie tout entière, une manière de contraindre les Autrichiens à défendre la Lombardie, le Tessin, et ainsi de permettre à l’armée du Rhin d’avancer face à un adversaire affaibli.
Augustin Robespierre écoute, approuve, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
— Attaquer partout serait du reste une faute militaire, reprend Napoléon comme s’il n’avait pas entendu la remarque du représentant. Il ne faut point disséminer ses attaques mais les concentrer. Il en est des systèmes de guerre comme des sièges des places : réunir ses feux contre un seul point, la brèche faite, l’équilibre est rompu, tout le reste devient inutile et la place tombe.
— Soit, dit Augustin Robespierre.
Il transmettra ce plan d’attaque par l’Italie. Mais Bonaparte connaît-il Hanriot, le chef d’état-major de l’armée révolutionnaire, à Paris, la sauvegarde de la Convention et du Comité de Salut Public ?
Napoléon laisse passer un moment de silence, puis dit :
— Frapper l’Autriche, l’affaiblir par une blessure en Italie, mettre en mouvement l’armée, à partir d’Oneglia et du col de Tende, voilà mon plan.
Le soir, tout au long du trajet vers Antibes qu’il fait en galopant seul, loin devant Junot et Marmont, il analyse la proposition d’Augustin Robespierre : entrer dans le coeur du système robespierriste. Mais faut-il s’exposer prématurément aux coups ?
Hier encore, il a mesuré les jalousies qu’il suscite. On l’a cité à comparaître à la barre de la Convention, pour avoir, à Marseille, remis en état les pièces d’artillerie au bénéfice, dit-on, des aristocrates ! Les représentants en mission l’ont défendu. Mais l’épée d’une condamnation reste suspendue sur sa tête.
Il faut savoir ouvrir le feu au bon moment, sinon le glaive tombe.
Napoléon saute de cheval dans le jardin de Château-Salé. Ses frères Lucien et Joseph viennent à sa rencontre. Il les entraîne dans le fond du jardin. Il fait doux. C’est le mois de mai. Il regarde la mer. Il parle pour lui-même. Il ne dépend que de lui de partir pour Paris, dès le lendemain, dit-il. Il serait alors en position d’établir tous les Bonaparte avantageusement.
Il se retourne.
— Qu’en dites-vous ? demande-t-il.
Il n’attend pas que ses frères lui répondent.
— Il ne s’agit pas de faire l’enthousiaste, reprend-il. Il n’est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu’à Saint-Maximin. Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. Moi, soutenir cet homme ? Non, jamais ! Je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile de commandant de Paris, mais c’est ce que je ne veux pas être. Il n’est pas temps. Aujourd’hui, il n’y a pas de place honorable pour moi qu’à l’armée : prenez patience, je commanderai Paris plus tard.
Il s’éloigne de quelques pas.
Il avait déjà tranché, mais d’avoir exprimé ce qu’il pensait en venant de Nice et déjà au moment où Augustin Robespierre parlait le convainc qu’il n’y a qu’un seul choix possible, celui qu’il a fait.
Il se retourne, il lance à ses frères : « Qu’irais-je faire dans cette galère ? » Mais il reste longtemps à contempler la mer.
Il en est sûr, et la proposition d’Augustin
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